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Tópicos (México)

Print version ISSN 0188-6649

Tópicos (México)  n.68 México Jan./Apr. 2024  Epub Mar 08, 2024

https://doi.org/10.21555/top.v680.2457 

Artículos

Signum scientis est quod possit docere. L’enseignement de la science selon Thomas d’Aquin

Signum scientis est quod possit docere: The Teaching of Science according to Thomas Aquinas

José Antonio Valdivia-Fuenzalida1 
http://orcid.org/0000-0002-4502-0713

1Universidad Adolfo Ibáñez, Chile. jose.antonio.valdivia.f@gmail.com


Résumé.

Thomas d’Aquin défend, contre saint Augustin, la thèse selon laquelle l’homme peut enseigner sa propre science à quelqu’un d’autre. Sa théorie sur l’enseignement de la science est développée dans la Somme de théologie, I, q. 117, a. 1 et dans les Questions disputées sur la vérité, q. 11, a. 1. À la lumière de cette doctrine, la présente étude explique pourquoi saint Thomas admet la thèse aristotélicienne du livre I de la Métaphysique selon laquelle la marque distinctive de la science est qu’elle peut être enseignée. On soutient que, selon Thomas, la science peut être enseignée, d’une part, à cause de son caractère dérivatif et, d’autre part, parce qu’elle est fondée sur des principes vrais, évidents et certains.

Mots clés: science; certitude; démonstration; enseignement; apprentissage

Abstract.

Against St. Augustine’s position, Thomas Aquinas claims that man can teach his own science to someone else. His theory on the teaching of science is developed in Summa Theologica, I, q. 117, a. 1 and in Quaestiones disputatae de veritate, q. 11, a. 1. This paper aims to explain, considering this doctrine, why Aquinas admits the Aristotelian thesis of Metaphysics, I, according to which the distinctive mark of science is that it can be taught. I argue that, according to Thomas, science can be taught, in the one hand, because of its derivative nature and, on the other because it is grounded on certain principles that are both true and evident.

Keywords: science; certainty; demonstration; teaching; learning

Introduction1

Une lecture superficielle des textes qui portent sur la question de l’enseignement révèle que l’action d’enseigner chez Thomas d’Aquin (De veritate, q. 11, a. 1 ; Sum. theol., I, q. 117, a. 1) est liée à l’idée de démonstration. La nature de cette relation n’est pourtant pas si claire. Dans ce travail, on proposera une explication approfondie de celle-ci.

Le thème de l’éducation selon Thomas d’Aquin a déjà fait l’objet de plusieurs études. Même si Thomas ne lui a pas accordé un traitement systématique, ses commentateurs modernes ont effectué ce travail aussi bien du point de vue de l’éducation en général2 que du point de vue de l’enseignement d’un savoir.3 Nous connaissons aujourd’hui plusieurs travaux qui, d’une part, offrent une vision cohérente et systématique de l’enseignement de l’Aquinate et, d’autre part, l’exposent sous des angles spécifiques et variés.

Parmi les différents angles selon lesquels la théorie thomasienne de l’enseignement a été envisagée, l’un des plus étudiés est celui de l’importance des premiers principes comme principes internes d’apprentissage dans tout processus d’enseignement.4 L’enseignement d’un savoir nouveau implique que le maître se serve des principes nécessairement connus par ses élèves afin de susciter en eux la réalisation de l’acte d’apprentissage. On a également insisté sur l’importance accordée par Thomas d’Aquin au sujet de l’expérience sensible dans tout processus d’apprentissage, ainsi que sur le rôle de la lumière de l’intellect agent dans ledit processus, ce qui est souvent présenté, à tort ou à raison, comme un exemple de l’aristotélisme thomasien contre le platonisme augustinien.5 Il existe pourtant un aspect de ce sujet qui mériterait une exposition plus approfondie. En effet, saint Thomas semble accorder une grande importance au raisonnement, et plus spécifiquement, au syllogisme démonstratif afin de justifier, à l’encontre de saint Augustin, la possibilité humaine d’enseigner. Comme plusieurs auteurs l’ont remarqué, la démonstration paraît être, selon Thomas, le principal moyen pour l’homme de provoquer, chez son semblable, un apprentissage par le biais du discours.6 Cette étude a pour but d’en expliquer le pourquoi afin de mettre en évidence une caractéristique philosophiquement très intéressante de la doctrine thomasienne de l’enseignement.

Je soutiendrai que le discours qui assume la forme d’un syllogisme démonstratif possède, selon l’Aquinate, la propriété d’être particulièrement apte à communiquer une certitude. Cette propriété expliquerait pourquoi Thomas estime que l’enseignement humain est rendu possible par ce genre de discours. Les arguments pour appuyer cette hypothèse seront obtenus à partir de la considération d’un possible rapport entre une doctrine - commentée par Thomas - de la Métaphysique d’Aristote et l’ensemble de la théorie thomasienne de l’enseignement de la science, telle qu’elle est exposée dans De veritate, q. 11, a. 1 et Sum. theol., I, q. 117, a. 1.

Cet article sera divisé en quatre sections. La section 1 cherchera à identifier l’interprétation adoptée par saint Thomas quand il commente un passage du premier livre de la Métaphysique à propos de l’enseignement. La section 2 rappellera les éléments essentiels de la notion médiévale de démonstration afin de mieux cerner ladite interprétation. La section 3 examinera les textes qui établissent un lien direct entre démonstration et enseignement dans le De magistro. La section 4 soutiendra la thèse selon laquelle le concept de certitude serait la clé pour comprendre l’essentiel de cette doctrine et montrera de quelle façon elle est intimement liée à la doctrine de Métaphysique I.

1. L’enseignement dans Métaphysique I

Dans le livre I de la Métaphysique, Aristote fait une déclaration assez connue : « le signe qui distingue le savant [celui qui possède une science] de l’ignorant est la capacité d’enseigner » (Métaphysique, I, 981b7-8).7 La justification que le Stagirite fait d’un tel énoncé est la suivante : lorsque nous possédons une science, nous en connaissons la cause. Un peu plus tard, lorsqu’il énumère les caractéristiques que l’on attribue normalement aux sages, il affirme que « le plus rigoureux et le plus apte à enseigner est le plus sage en toute science » (982a29-982b1).8 Il ajoute ensuite : « la science théorique des causes est aussi assurément la plus apte à instruire, car ceux qui enseignent sont ceux qui, sur chaque sujet, énoncent les causes » (982a25-32).9 Comment doit-on comprendre cette thèse ? En effet, elle suscite une difficulté. Si « un signe de la possession d’une science est qu’on peut l’enseigner », doit-on admettre que, pour Aristote, les connaissances non-scientifiques ne peuvent être enseignées ? De prime abord, l’affirmation selon laquelle un signe de la science est qu’elle est susceptible d’être enseignée ne devrait pas impliquer nécessairement que les connaissances non-scientifiques ne le soient pas. Cependant, ladite affirmation le suggère fortement parce qu’elle semble présenter l’aptitude d’être enseignée comme une caractéristique spécifique de la science. Du moins, cet énoncé semble supposer que la science est un type de connaissance particulièrement apte à l’enseignement, ce qui réclame une explication approfondie.

La difficulté de la thèse précédente réside dans le fait que, si nous entendons le terme « enseigner » dans un sens trop général, la thèse en question ne semble pas vraisemblable. Si « enseigner » est « communiquer une connaissance à un autre », pourquoi les connaissances non-scientifiques seraient-elles « incommunicables » ou peu susceptibles d’être communiquées ? Si je vois mon chien se reposer dans le jardin, qu’est-ce qui pourrait m’empêcher d’en informer quelqu’un d’autre ? Et, par ailleurs, qu’est-ce qui rendrait une telle information moins susceptible d’être communiquée ? Aristote donne probablement au mot « enseigner » (διδάσκειν) une portée plus retreinte dans ce contexte.10 Que veut donc dire Aristote par la thèse selon laquelle la « science peut être enseignée du fait que, par elle, on connaît la cause » ? C’est cet aspect particulier de l’enseignement de la science que je voudrais approfondir à partir de l’interprétation qu’en fait Thomas d’Aquin dans son Commentaire à la Métaphysique.

Il faut commencer par dire quelques mots sur le contexte.11 Rappelons qu’Aristote, dans ce livre, cherche à définir une science qui mériterait le titre de sagesse, c’est-à-dire la connaissance la plus parfaite que nous pouvons obtenir. C’est pour cette raison qu’Aristote doit distinguer la science des autres types de connaissances afin de décrire, en dernière analyse, les caractéristiques d’une science de ce genre. Le texte qui nous intéresse ici a pour but de distinguer l’art de l’expérience afin de prouver que le premier possède une prééminence sur le second. Or l’idée selon laquelle le signe du savant est de pouvoir enseigner se réfère premièrement à l’art. Pourtant, si le but d’Aristote est de trouver une science qui mérite le titre de sagesse, la distinction entre l’art et l’expérience se fait probablement afin d’identifier la spécificité de la science, en tant qu’elle partage avec l’art le fait de saisir les causes. On peut ainsi dire que l’affirmation selon laquelle le savant est celui qui peut enseigner se réfère aussi à la science, voire même qu’elle est d’autant plus valide en ce qui concerne la science.12

Venons-en maintenant à exposer la version thomasienne de la thèse qui nous occupe. La première chose à signaler est que Thomas ne semble pas la juger problématique. Il se limite à l’affirmer et à offrir une explication plus détaillée que celle que nous trouvons dans le texte d’Aristote. Il convient de citer la première partie du passage :

La marque distinctive [signum] du savant est de pouvoir enseigner. Il en est ainsi parce que chacun est parfait dans son acte quand il peut rendre un autre semblable à soi, comme il est dit au livre IV des Météorologiques. Par conséquent, de la même manière que le signe de la chaleur est qu’elle peut réchauffer quelque chose, la marque [signum] du savant est de pouvoir enseigner, c’est-à-dire de pouvoir causer la science à un autre. Les hommes d’art [artifices] peuvent enseigner car, étant donné qu’ils connaissent les causes, ils peuvent démontrer à partir de celles-ci. En effet, la démonstration est un syllogisme qui fait savoir, comme énoncé dans le livre I des Seconds Analytiques (In I Met, lect. 1, n. 29 ; la traduction est mienne).13

Comme chez Aristote, ce texte se réfère explicitement à l’art et à l’expert, mais on peut supposer que, pour Thomas, il est aussi question de ce que l’art et la science partagent. En effet, dans la leçon II, en commentant l’énumération d’Aristote des caractéristiques du sage, il n’ajoute rien de nouveau, mais sa façon de s’exprimer révèle que la capacité d’enseigner correspond bien à celui qui possède la science.14 Or, le premier élément explicatif apporté par Thomas dans le texte cité est que la science est une connaissance parfaite. Néanmoins, la référence à la perfection ne résout pas notre difficulté, car ce qualificatif s’avère trop général. Le texte cité par Thomas des Météorologiques qui se réfère à la perfection n’en dit pas davantage et il se limite à la mention des fruits qui sont dits « mûrs » lorsqu’ils peuvent produire quelque chose d’identique. C’est ce qui rendrait ces choses parfaites (cfr. Aristote, Météorologiques, IV, 2, 380a10-18).15

Retournons au texte cité. Comme nous pouvons le remarquer par l’exemple de la chaleur, c’est la perfection de son acte qui explique le fait que celle-ci puisse réchauffer. La perfection est donc ce qui explique la communicabilité de n’importe quelle qualité, et pas seulement celle de la science. Par conséquent, affirmer que la scientia soit une connaissance parfaite ne répond pas à nos questions. Ces réponses doivent être cherchées dans la caractéristique qui, de manière spécifique, rend une connaissance « parfaite » et, donc, « scientifique ». En comprenant cette caractéristique, on pourra saisir ce que Thomas entend par l’affirmation aristotélicienne selon laquelle « un signe de la science est qu’elle peut être enseignée ». Heureusement, Thomas explicite cette caractéristique : ceux qui possèdent une science peuvent l’enseigner car ils connaissent les causes de l’objet de cette science et, par elles, ils peuvent démontrer, c’est-à-dire la « faire connaître » par le biais d’un syllogisme démonstratif, tel qu’il est décrit dans les Seconds Analytiques. Cela n’est pas une explication suffisante, mais elle nous donne une piste à tracer. En effet, la scientia est une connaissance parfaite du fait même qu’elle s’avère être une connaissance de quelque chose par sa cause. Cela présuppose qu’il peut y avoir une connaissance imparfaite d’une chose, caractérisée par le fait qu’elle n’inclut pas le lien de cette chose à sa cause, ce qui la rendrait moins apte à être enseignée.

Néanmoins, la validité de cette doctrine semble assez discutable. Qu’y-a-t-il dans une connaissance démonstrative par les causes qui la rendrait plus apte à être enseignée ? La suite du texte cité ajoute que les experts (experti) ne peuvent pas enseigner parce qu’ils ignorent les causes et que tout ce qu’ils peuvent communiquer de leur expérience n’est pas reçu à la façon de la science, mais à la façon de « l’opinion et la croyance » (per modum opinionis et credulitatis). Cette explication révèle que Thomas n’est pas étonné de la déclaration aristotélicienne selon laquelle la connaissance d’un savant se distingue de celle des autres - ceux qui ne possèdent que l’expérience, par exemple - parce qu’il assigne probablement au mot « enseigner » une signification plus restreinte. Cette signification aurait pour conséquence qu’elle ne serait pas apte à désigner n’importe quel genre de communication de connaissance. En revanche, la science aurait ce qu’il faut pour être apte à ce genre particulier de communication de connaissance désigné par le mot en question. Nous allons reprendre ce texte plus tard pour l’examiner de façon approfondie.

Afin de comprendre ce que Thomas d’Aquin entend ici par « enseigner » et répondre aux questions que nous avons posées, il faudra, d’une part, préciser l’idée de la « science démonstrative » comme connaissance de la chose par la cause et, d’autre part, expliquer ce que Thomas entend par enseigner (docere) une science (scientia).

2. La notion de démonstration

Consacrons désormais quelques pages à expliquer la théorie médiévale de la démonstration telle qu’elle est conçue par Thomas d’Aquin.16

Tout d’abord, la notion de démonstration est étroitement liée à celle de « savoir » (scire) ou « science » (scientia). La raison étant que la science est, selon Aristote, la fin de la démonstration en tant que « syllogisme qui produit un savoir » (Seconds Analytiques, I, 71b15). Or la définition la plus générale de « science » donnée par saint Thomas est « connaissance parfaite de quelque chose » (perfecte cognoscere aliquid).17 L’implication principale de cette caractérisation de la science par la perfection dans la doctrine que l’Aquinate élabore en commentant le texte aristotélicien, prétend établir les conditions qui permettront de qualifier une connaissance quelconque de « parfaite ». Comme le fait remarquer Scott MacDonald (1994, p. 163), la théorie thomasienne de la démonstration définit un type « paradigmatique » de connaissance de la réalité18 dans le sens d’un idéal de connaissance. Étant donné que la certitude (certitudo), entendue comme « adhésion ferme » (firmitas adhaesionis),19 est la caractéristique principale de cette connaissance parfaite, elle porte sur des objets universels et nécessaires.20

En ayant établi que, par le mot « science », il fait référence à une connaissance parfaite, Thomas peut alors ajouter que celle-ci est obtenue lorsque l’on connaît quelque chose par ses causes nécessaires.21 La science est ainsi une connaissance dans laquelle la chose connue est envisagée sous la lumière de ses causes propres ou essentielles. Celles-ci sont propres ou essentielles par le fait qu’elles fournissent à l’intellect une connaissance nécessaire, ce qui signifie que la cause doit être capable de révéler ce sans quoi la chose connue ne peut pas être. On peut ainsi affirmer que, lorsque nous connaissons quelque chose par sa cause, nous obtenons une explication universelle et nécessaire de son être ou de son essence, de sorte qu’elle est envisagée comme étant nécessairement telle qu’elle en raison du fait qu’elle est l’effet propre d’une cause spécifique. De même, on pourrait affirmer que la chose est connue « avec certitude », parce que sa nécessité se voit, pour ainsi dire, confirmée grâce au lien que l’on a établi avec sa propre cause. Par exemple, c’est une chose de savoir, par expérience, que « tout homme peut rire » ; mais ce n’est pas la même chose d’admettre que « tout homme peut rire » parce qu’il y a quelque chose qui est propre à son essence en vertu de laquelle le rire apparaît comme une caractéristique lui appartenant nécessairement. Si le premier niveau de connaissance par l’expérience exprime une vérité hautement probable, le second niveau de connaissance par la cause confirmerait cette vérité avec nécessité et, de ce fait, avec certitude.

Revenons à l’exemple que nous venons d’utiliser afin de cerner le rôle du syllogisme démonstratif. Tout le monde peut savoir, par expérience, que « les hommes rient », d’où émane la proposition universelle « tout homme peut rire ». Mais, si nous voulons la démontrer, il faudrait chercher quelque chose qui soit susceptible d’expliquer pourquoi tout homme peut rire. Il faudrait donc trouver la cause réelle et spécifique du rire chez l’homme. Sur le plan logique, on dirait qu’une démonstration est un syllogisme dans lequel le moyen terme exprime la cause réelle de ce qui est dit par la conclusion.22 En voici un exemple :

Toutrationnel peut rire
Tout homme est rationnel
Tout homme peut rire

Dans cet exemple, le moyen terme est « rationnel » et il permet d’établir la vérité nécessaire de la conclusion : « l’homme peut rire ». Celle-ci exprime un phénomène que n’importe qui est en mesure de connaître, mais ce phénomène se voit, grâce à la démonstration, « expliqué » par sa cause réelle, à savoir, la rationalité. Ainsi, la démonstration modifie le statut d’une vérité d’expérience, qui sera désormais perçue sous un angle différent, c’est-à-dire celui de sa cause. La vérité d’expérience « tout homme peut rire » devient « tout homme peut rire parce qu’il est rationnel ». On peut affirmer donc que, lorsque Thomas qualifie la scientia de connaissance « parfaite » de quelque chose, il penserait précisément à ce changement de statut d’une connaissance : on passe d’une connaissance imparfaite d’une chose à sa connaissance parfaite grâce au fait que l’on ait saisi la cause de la chose connue.

Il reste à expliquer pourquoi la connaissance imparfaite de la chose serait moins susceptible d’être enseignée que sa connaissance parfaite. Si je sais par expérience que « tout homme peut rire », qu’est-ce qui pourrait soit m’empêcher de le communiquer à quelqu’un d’autre qui ne le sait pas, soit rendre ce contenu appris moins apte à être communiqué ? À l’inverse, pourquoi la « perfection » - connaissance de la cause - de cette même connaissance la rendrait-elle plus apte à être communiquée à quelqu’un d’autre ?

Pour répondre à ces questions, il faut bien comprendre ce que Thomas entend lui-même - dans le passage cité - par docere, mot latin employé dans les textes examinés et qui est normalement traduit par « enseigner ».

3. La possibilité d’enseignement et démonstration

Nous avons souligné que Thomas développe sa propre position sur l’enseignement à propos d’une question introduite par Augustin dans son De magistro. Cette question peut être formulée en ces termes : est-il possible qu’un homme enseigne une science (scientia) à un autre ? À l’inverse d’Augustin, qui affirmait que le seul maître possible était Dieu, Thomas répond par l’affirmative. On soutiendra que la clé de la solution affirmative au problème de la relation entre science et enseignement se trouve dans la théorie de la démonstration.

Mais avant de développer cette théorie de l’enseignement, il convient de justifier la pertinence de la comparaison entre celle-ci et la déclaration de la Métaphysique selon laquelle « une marque distinctive du savant est de pouvoir enseigner ». De prime abord, cette comparaison pourrait ne pas sembler très adéquate, car ladite déclaration de la Métaphysique opère une opposition entre la science démonstrative et l’expérience, tandis que la doctrine sur l’enseignement s’interroge uniquement sur la possibilité d’enseigner la science. Néanmoins, si l’on observe bien, on verra que cette circonstance rend la doctrine particulièrement apte à répondre à notre question. En effet, si l’on doit rejeter ou relativiser la possibilité d’enseigner les connaissances nées de l’expérience, il reste à expliquer pourquoi la science est l’exception à la règle. Ainsi, la tentative thomasienne de contrecarrer les objections augustiniennes face à la possibilité de l’enseignement de la science devient une excellente source d’informations pour comprendre l’interprétation thomasienne de l’affirmation d’Aristote.

Premièrement, il est nécessaire de rappeler quel est le but de saint Thomas lorsqu’il traite de la question de l’enseignement de la science. Contre l’opinion d’Augustin, l’Aquinate cherche à démontrer que l’homme est capable d’enseigner une science. Mais cette position soulève quelques difficultés. Comme l’avait montré saint Augustin, le langage humain étant conventionnel, l’homme est incapable de communiquer de nouveaux contenus intelligibles que l’élève ne connaîtrait pas préalablement.23 Si la connaissance scientifique de la réalité s’effectue par le biais de ces contenus intelligibles, il paraît donc impossible qu’un homme la possédant puisse l’enseigner à quelqu’un d’autre. Saint Thomas semble être relativement d’accord avec toutes les prémisses qui servent d’arguments à Augustin, ce qui apparaît, de prime abord, dans le fait que presque toutes les objections de De ver., q. 11, a. 1 viennent du De magistro d’Augustin.24 On le constate également dans le fait que ses réponses aux objections ne semblent pas avoir été construites pour réfuter l’essentiel de celles-ci et qu’elles se limitent à montrer pourquoi lesdites objections n’obligent pas à soutenir que l’enseignement n’est pas possible.25 Par conséquent, tout en acceptant comme vraie une bonne partie des arguments augustiniens, l’Aquinate n’estime pas nécessaire d’en tirer la même conclusion.

En ayant donc l’intention de manifester ce non sequitur, Thomas formule une thèse qui tire profit de quelques-uns des éléments du développement augustinien tout en soutenant que l’homme est capable d’enseigner. Ce passage illustre bien la thèse de Thomas :

Pour parvenir par mode d’invention à la connaissance de ce qu’elle ignore, cependant, la raison procède en appliquant les principes communs et connus par soi à des objets déterminés, puis en passant de là à des conclusions particulières et de celles-ci à d’autres. On dit donc, à partir de cela, que l’un enseigne l’autre dans la mesure où le premier expose au second, à l’aide des signes, le processus rationnel [decursum rationis] qu’il développe en lui-même par sa propre raison naturelle ; ainsi, grâce à ce qui lui est proposé de cette manière et qui lui sert en quelque sorte d’instrument, la raison naturelle du disciple parvient à la connaissance de ce qu’elle ignorait (D’Aquin, De ver., q. 11, a. 1, c., p. 351, ll. 325-335).26

On peut facilement voir que, selon Thomas, le maître ne fait pas beaucoup : il se limite à proposer un discours qui « reproduit » le processus naturel réalisé par tout homme qui apprend quelque chose par ses propres moyens. Le but du maître se borne à susciter, dans l’esprit de son élève, la reproduction du processus naturel qui le conduira à apprendre cette science.27 Pour ce faire, il se sert des principes connus par cet élève afin de lui montrer ce qui « dérive » de ceux-ci quand ils sont appliqués à des « objets particuliers ». Ainsi, étant donné que tous les hommes sont en possession de certains « principes », on peut s’en servir pour enseigner aux autres des choses qu’ils ignorent mais que ces derniers pourraient apprendre par l’application de ces principes aux objets particuliers. Cela signifie que les nouveaux apprentissages que peut acquérir une personne grâce à un maître s’expliquent par le fait que ce dernier se sert des connaissances préalables et de la capacité naturelle interne de son élève pour lui montrer les conséquences qui dérivent de ces connaissances.

Dans le schéma décrit, l’action du maître n’est pas considérée comme la pure communication d’une information que l’élève ne possédait pas, mais cette action se limite à faire en sorte que l’élève voie par lui-même les conséquences de ces connaissances préalables qu’il aurait pu, en principe, acquérir tout seul. Le discours du maître agit comme un « instrument » qui, d’une part, révèle à l’élève le rapport nécessaire entre ses propres connaissances préalables et ses conclusions nécessaires et, d’autre part, lui fait réaliser lui-même cette inférence en se servant de sa propre « raison naturelle ».28 Donc, bien que l’enseignement relève de la causalité efficiente - car il met en mouvement quelque chose -, on ne peut pas dire que le maître cause la totalité de l’effet qu’il est censé produire. C’est pour cette raison que, même si l’Aquinate ne le dit pas, on a pu affirmer - à juste titre à mon avis - que le maître exerce une sorte de causalité exemplaire dans le processus d’apprentissage de son élève, puisque ce dernier doit effectuer, par lui-même, le processus rationnel qui lui a été révélé.29 Ce qu’il faut donc retenir est que l’élève est l’agent principal tandis que le maître n’est qu’un agent instrumental. Cela est comparable à l’action d’un médecin qui soigne une maladie, en fournissant au malade « les instruments et les aides » pour que les principes internes de celui-ci produisent la santé :

De même donc que l’on dit du médecin qu’il est la cause de la santé rendue au malade par l’action de la nature, de même dit-on qu’un homme est la cause de la science engendrée en un autre par l’activité de la raison naturelle de ce dernier ; et voilà ce que c’est qu’enseigner. De là vient que l’on dit qu’un homme en enseigne un autre et qu’il est son maître (D’Aquin, De ver., q. 11, a. 1, c., p. 351, ll. 335-340).30

C’est justement à ce moment précis que l’Aquinate croit nécessaire d’ajouter que « c’est en ce sens que le Philosophe dit, au premier livre des Seconds Analytiques, que ‘la démonstration est un syllogisme qui fait savoir’ » (De ver., q. 11, a. 1, c., p. 351, ll. 340-343).31 Cela signifie que le processus décrit, c’est-à-dire le processus rationnel (decursum rationis) par lequel quelqu’un est censé apprendre quelque chose que le maître, par des mots, met à sa disposition, correspond principalement au syllogisme démonstratif.

En ce qui concerne les objections d’Augustin, l’essence de la solution de Thomas reposerait sur la distinction entre deux types de connaissances : l’une correspondant fondamentalement aux principes évidents, l’autre à ce qui peut être déduit de ces principes. Ainsi, il semblerait que, bien qu’il demeure vrai que ces principes évidents ne puissent pas être enseignés, cela ne serait pas valide pour les connaissances qui en dérivent. La thèse d’Augustin serait valide, mais seulement pour une partie de notre connaissance. Dans la réponse à l’objection 18, saint Thomas affirme l’idée précédente de façon explicite. Selon l’objection - qui reprend un argument du Ménon (82b-86c) de Platon et qui est, en quelque sorte, le nerf de toute l’argumentation linguistique d’Augustin -,32 le maître peut souvent interroger son disciple avant de prendre la parole et de le pousser, de la sorte, à répondre par lui-même aux questions qu’il allait expliquer. Ce phénomène, assez habituel dans tout processus d’enseignement, paraît prouver que ce n’est pas vraiment le maître qui enseigne une vérité, mais l’élève qui l’obtient en vertu du fait que cette vérité était déjà en lui.33 La réponse de saint Thomas est très nette :

À la dix-huitième objection, on doit répondre que, si le disciple était interrogé avant que le maître ne prenne la parole, il serait sans doute capable, dans sa réponse, de parler des principes grâce auxquels il peut recevoir un enseignement, mais non des conclusions que quelqu’un lui enseigne. D’où il ressort que le disciple n’apprend pas du maître les principes, mais seulement les conclusions (De ver., q. 11, a. 1, ad 18, p. 354, ll. 550-555).34

On voit bien quel est le contre-argument de Thomas. Il consiste à distinguer la connaissance des principes de la connaissance des conclusions qui peuvent être acquises grâce à ces principes. Étant donné que la connaissance des principes est une condition qui rend possible l’obtention de la connaissance des conclusions, on peut dire que le disciple doit connaître préalablement ces principes si son maître veut lui enseigner sa science. Pour cette raison, il ne faut pas s’étonner que le disciple puisse émettre des déclarations qui affirment ces principes avant que le maître prenne la parole, même lorsque ce disciple croyait les ignorer. En revanche, si le maître n’émet aucun discours visant à lui révéler les vérités qui s’obtiennent à partir de ces principes - les conclusions -, le disciple rencontrera des difficultés à le faire tout seul. La conclusion de Thomas est explicite : le disciple n’apprend pas du maître les principes, mais uniquement les conclusions. Ainsi, il ne nie pas qu’un maître puisse provoquer le fait qu’un élève parle d’une vérité qu’il croyait ignorer en lui posant les bonnes questions, mais il établit les limites d’une telle pratique.

On voit ainsi se confirmer l’idée selon laquelle la stratégie générale de Thomas pour répondre à la problématique augustinienne consiste à diviser l’ensemble de la connaissance en deux : ce qui ne peut pas être enseigné et ce qui est susceptible d’être enseigné. Dans le premier groupe, rentrent les principes évidents ; dans le second groupe, toutes les conclusions qui sont obtenues grâce à ces principes. Par conséquent, les seules connaissances qui peuvent être enseignées sont les connaissances « dérivatives », c’est-à-dire celles qui s’obtiennent par raisonnement ou par inférence. En revanche, les vérités évidentes ou per se notae35 admettent deux possibilités : soit elles sont apprises sans l’assistance d’un autre homme, soit elles ne sont pas du tout connues.36

La difficulté soulevée par la nature conventionnelle du langage humain est ainsi résolue en raison du fait que l’analyse augustinienne se révèle partielle. En effet, il est indéniable que, lorsque nous parlons à quelqu’un de quelque chose, il faut que celui qui écoute comprenne le sens des mots que nous utilisons. Cela implique qu’il est en possession des contenus intelligibles dont il est question dans notre discours, c’est-à-dire qu’il connaît déjà l’objet dont nous parlons. Sur ce point, Augustin a sans doute raison et Thomas est prêt à l’admettre. Néanmoins, cet ensemble de contenus intelligibles ne limitent pas tout ce qui peut être connu et dit à leur propos. Saisir le concept d’un objet et connaître quelques-uns de ses caractéristiques n’implique pas sa connaissance « parfaite ». Par conséquent, le fait que l’on doive connaître préalablement quelque chose de l’objet qui nous est enseigné ne signifie pas que l’on sait tout à son propos.37

L’enseignement tire donc ses conditions de possibilité de la dérivation d’une connaissance à partir d’une autre et le paradigme de cette dérivation est le syllogisme démonstratif. Ce dernier permet justement, comme nous l’avons montré, d’apprendre quelque chose de nouveau à propos d’un objet à partir des connaissances préalables que l’on possède de cet objet. Or il se trouve que le questionnement aristotélicien sur la démonstration n’est pas étranger au problème de l’enseignement que Thomas reprend d’Augustin car, comme nous l’avons mentionné, il est une reformulation du problème du Ménon, à savoir : pourquoi tout apprentissage semble présupposer une connaissance préalable de son objet ? En effet, dans le premier chapitre du premier livre des Seconds Analytiques, Aristote pose ce problème et justifie ainsi la nécessité de la démonstration (71a29-71b10). D’ailleurs, la source principale des auteurs du XIIIème siècle qui s’occupaient du problème du Ménon était ce texte d’Aristote et ils l’appliquaient à d’autres sujets, tels que la question de l’enseignement (cfr. Grellard, 2011, pp. 43-55). Il semble donc que la question de la possibilité de l’enseignement est étroitement liée, chez Thomas, à celle de la valeur de la démonstration pour le progrès de nos connaissances et on ne doit pas s’étonner qu’un aspect essentiel de la réponse qu’il propose dépende de sa conception de la science telle qu’elle est décrite dans les Seconds Analytiques.

Quels sont ces principes qui ne peuvent être enseignés et qui conditionnent la possibilité de l’enseignement ? On pourrait dire, de prime abord, que ces principes correspondent à des connaissances qui relèvent du domaine de la simple appréhension, c’est-à-dire tous les concepts simples, par opposition aux propositions. Comme nous l’avons dit, la raison principale réside dans le fait que l’enseignement n’est possible que par dérivation et notamment par démonstration. La deuxième raison suppose qu’un bon nombre de nos concepts simples sont l’œuvre de l’action de l’intellect agent sur l’expérience sensible et, de ce fait, comme aucun discours ne pourrait remplacer l’expérience, ils ne sont pas susceptibles d’être enseignés ou, du moins, ils ne sont pas susceptibles d’être enseignés de la même manière que les conclusions d’un syllogisme qui est inféré à partir d’autres connaissances. En plus, dans ce dernier cas, il faut admettre qu’on ne peut pas enseigner tous les concepts, car ceux qui se prêteraient à un enseignement quelconque doivent être dérivés d’un concept qui soit déjà connu par l’élève. Ainsi, même si l’on pouvait admettre que certains concepts simples puissent être enseignés par le biais d’un syllogisme démonstratif, cette possibilité repose sur une distinction analogue à celle qui a été annoncée. En effet, de même que tout maître doit se servir des connaissances préalables de son élève pour lui transmettre la conclusion d’une démonstration, il faut que certains concepts plus simples soient connus par son élève s’il veut lui transmettre une définition.38 Donc, de même que le maître ne peut pas enseigner les principes évidents, il ne pourra pas non plus enseigner certains concepts fondamentaux.

Pour l’instant, la seule chose à retenir est que la possibilité même du phénomène de l’enseignement repose sur la connaissance préalable de certains principes évidents de la part de tout disciple potentiel afin que le maître s’en serve et lui montre comment de nouvelles connaissances en dérivent.

4. Enseigner, c’est transmettre une certitude

Essayons maintenant de résoudre la première difficulté. Pourquoi Thomas soutient-il que la scientia est particulièrement apte pour être enseignée ? Évidemment, il s’agit d’une difficulté suscitée par le texte d’Aristote, mais ici on se limitera à conjecturer l’interprétation thomasienne de cette thèse en se servant de sa doctrine sur l’enseignement. Je proposerai ici l’hypothèse suivante : l’interprétation que Thomas aurait donné à ce texte dans son Commentaire à la Métaphysique assigne un sens fort au mot docere. Autrement dit, on peut présumer que Thomas emploie le terme docere dans une acception qui impose quelques restrictions à son domaine d’application, de sorte que certaines transmissions de savoir ne mériteraient pas le titre d’« enseignement ». Quel pourrait être ce sens fort ? Je soutiens que le mot latin docere a, dans le passage en question, la signification suivante : communication d’un savoir certain à propos de quelque chose. La certitude serait donc l’essentiel de l’enseignement dans ce contexte. Cette définition s’oppose à celle qui décrit ce terme comme « pure communication d’une information ». Par conséquent, on ne devrait appeler « enseignement » au sens strict que la communication d’une doctrine dont la vérité puisse être reconnue de façon certaine par l’élève. Toute communication de connaissance n’étant susceptible de provoquer que la pure croyance - cette dernière étant, par définition, fondée non pas sur l’évidence, mais sur la confiance - ne mériterait pas ce titre.

Certes, si l’enseignement doit nécessairement inclure la communication de la certitude qui peut accompagner la connaissance d’une vérité, on peut comprendre pourquoi la connaissance des évènements contingents ne devrait pas se prêter à être « enseignée » avec certitude. Il est facile d’admettre que ce genre de connaissances peut être acquis avec certitude uniquement lorsque les évènements connus sont directement perçus. Par exemple, si un ami me signale qu’il y a un trésor au bout de la rue, rien ne m’empêche de le croire ; mais, même si je lui fais confiance, il demeure incontestable que je ne peux pas en être entièrement certain tant que je ne l’ai pas vérifié par moi-même. De même, si la communication d’une certitude est une exigence de l’enseignement au sens strict, il est évident que les connaissances nées de l’expérience ne peuvent pas normalement être enseignées, leur certitude ne pouvant être que le résultat d’une perception directe ou d’un ensemble de perceptions. Quant aux principes évidents leur certitude ne saurait pas non plus être communiquée car, selon Thomas, ils ne peuvent être acquis que grâce à la perception directe des réalités auxquelles ils se réfèrent. La question est donc d’expliquer quelle propriété rend la science susceptible d’être communiquée avec certitude.

Pourquoi peut-on affirmer que, dans le De magistro, le mot docere est pris dans le sens fort qui vient d’être proposé ? L’argument principal est que la thèse soutenue par Thomas est loin d’admettre que toute connaissance peut être enseignée. En effet, tout en acceptant la possibilité d’enseigner, celle-ci demeure très limitée, principalement par le fait qu’elle accorde un rôle plutôt modeste au maître qui ne peut pas se passer des connaissances préalables de son élève. Dans tout processus d’enseignement, c’est l’élève qui est jugé comme étant l’agent principal de son acte d’apprentissage, car c’est lui qui doit mettre en mouvement les connaissances préalables qui permettront d’obtenir la nouvelle connaissance qu’on essaie de lui communiquer. Le maître n’est qu’une cause instrumentale qui, comme nous l’avons vu, ne peut enseigner aux autres que des vérités dérivées, c’est-à-dire des vérités procédant des connaissances préalables de ses élèves. Le maître ne peut donc pas communiquer des informations pures et nouvelles si celles-ci ne sont pas, d’une certaine manière, susceptibles d’être dérivées des connaissances préalables de ses disciples. Or cette façon de répondre à la question de la possibilité d’enseigner suggère fortement que, pour Thomas, le mot « enseignement » (docere) présuppose, dès le début, l’idée de communication d’une vérité accompagnée de certitude. Si cette possibilité d’enseigner repose, d’une part, sur l’existence de connaissances préalables chez l’élève et, d’autre part, sur tout un processus d’inférence réalisé à partir de ces connaissances, on est alors autorisé à croire que la question de la possibilité de l’enseignement ne concerne pas la pure communication d’informations mais celle de la communication de vérités certaines pour l’élève, ce qui implique que ces vérités soient saisies par lui avec leur fondement. En réalité, si l’enjeu était celui de la possibilité de communiquer des informations sans fondement, quelle nécessité aurait-on de faire reposer ladite possibilité dans les dérivations devant être réalisées à partir des connaissances préalables de l’élève ?

En résumé, selon Thomas, si la possibilité d’enseigner repose sur la capacité humaine de proposer à quelqu’un d’autre un discours qui offre le fondement théorique soutenant la vérité d’une certaine proposition, c’est-à-dire d’un discours qui vise précisément à renforcer l’assentiment de quelqu’un d’autre à propos d’une proposition, on peut dire que tout l’enjeu de la question réside dans la possibilité de communiquer la certitude. De ce fait, il faudra admettre que le mot docere présuppose l’idée de certitude. Par conséquent, lorsque saint Thomas s’interroge sur la possibilité d’enseigner et développe les difficultés impliquées, il n’est jamais question de savoir s’il est possible de communiquer une information quelconque, mais de savoir si celui qui la possède est capable de la communiquer avec le même degré de certitude.

Cette interprétation se voit renforcée lorsque nous attirons l’attention vers la source principale de Thomas dans l’élaboration de sa doctrine de l’enseignement humain : saint Augustin. En effet, la réponse que les auteurs médiévaux donnaient à cette question « ne peut être comprise que dans le contexte imposé par le De magistro de saint Augustin » (Goris, 2013, p. 436). D’autant que, comme on l’a déjà signalé, toutes les objections du premier article du De magistro de Thomas proviennent de l’ouvrage homologue d’Augustin. On voit donc de quelle manière l’orientation même du questionnement thomasien sur l’enseignement est déterminée d’avance par celui d’Augustin. Or le questionnement de ce dernier s’intéresse précisément à la possibilité de communiquer la certitude des connaissances humaines. Pour Augustin, la question de savoir si l’homme peut communiquer à d’autres ce qu’il sait n’est pas problématique. En revanche, ce qui l’est est la possibilité de communiquer un savoir nouveau qui inclue la certitude.39 C’est pour cette raison que, tout en ayant nié la possibilité d’enseigner, Augustin reconnaît que nous pouvons communiquer à d’autres personnes notre connaissance de certains évènements contingents, même si ces personnes ne peuvent pas recevoir cette connaissance avec la même certitude que nous : ils vont croire sans savoir ou comprendre.40

Il y a des textes qui favorisent directement la présente interprétation. En effet, Thomas lui-même apporte quelques pistes explicites sur la présence de ce sens fort du mot « enseigner ». La treizième objection de De veritate, q. 11, a. 1 commence par rappeler, en citant le De magistro d’Augustin, que la possession d’une science (scientia) implique celle de la certitude car, dans le cas inverse, on ne pourrait parler que de croyance ou d’opinion.41 Or, étant donné que la certitude ne semble pas pouvoir être suscitée par des signes sensibles, mais uniquement par la saisie directe de l’objet intelligible, alors l’enseignement de la science s’avère impossible.42 Notons que cette objection s’appuie, pour Thomas, sur le fait que ce dont il est question dans l’article est l’enseignement de la scientia, ce qui présuppose qu’une communication quelconque d’un homme à un autre de celle-ci doit inclure la certitude. Il n’y a pas d’enseignement d’une science si les signes ne sont pas aptes à transférer cette certitude. Et, comme le dit Thomas dans la dix-septième objection, on « n’acquiert cependant pas la certitude du seul fait qu’on entend un homme parler, sinon il faudrait que chacun tienne pour certain tout ce qui lui est dit par un autre homme » (De ver., q. 11, a. 1, arg. 17, p. 349, ll. 140-143).43 Ainsi, on observe que la thèse défendue par Thomas dans De ver., q. 11, a. 1 présuppose sans cesse l’idée que, sans communication de certitude, il n’y a pas d’enseignement authentique d’une science. La réponse à l’objection treize - qui ne diffère pas dans l’essentiel de la réponse à l’objection dix-sept - confirme cette idée, en ajoutant qu’il y a un moyen par lequel le discours par des signes sensibles est susceptible de communiquer la certitude des vérités qu’il révèle:

À la treizième objection, on doit répondre que la certitude de la science provient tout entière de la certitude des principes. Les conclusions sont en effet connues avec certitude lorsqu’elles sont ramenées à leurs principes. C’est pourquoi le fait que quelque chose puisse être connu avec certitude provient de la lumière de la raison, divinement infusée au-dedans de nous-mêmes par laquelle Dieu parle en nous, et non pas de l’homme qui enseigne de l’extérieur, si ce n’est pourtant dans la mesure, en nous enseignant, il ramène les conclusions aux principes. Mais nous ne parviendrions pas de cette manière à la certitude de la science s’il n’y avait pas en nous la certitude des principes dans lesquels se résolvent les conclusions (De ver., q. 11, a. 1, ad. 13, p. 353, ll. 506-517).44

Selon cette réponse, le discours peut effectivement susciter la certitude d’un autre homme par le fait que celle-ci provient des principes d’une science. « Les conclusions sont en effet connues avec certitude lorsqu’elles sont ramenées [resolvuntur] à leurs principes », ce qui signifie que la connaissance de la vérité d’une conclusion avec certitude s’acquiert par un processus d’inférence opéré à partir des principes. C’est pour cette raison que, dans le processus d’enseignement d’une science, c’est toujours le disciple qui doit être considéré comme la cause principale de sa connaissance. La certitude de sa connaissance provient de la lumière de sa propre raison, infusée, en dernière analyse, par Dieu et non pas par un autre homme, « si ce n’est pourtant dans la mesure [qu’il] ramène [resolvit] les conclusions aux principes ».

Cette réponse de Thomas permet de mieux comprendre sa thèse. En effet, le discours du maître doit manifester les conclusions ignorées préalablement par son disciple comme le résultat nécessaire des principes que ce dernier connaît. C’est son unique moyen de lui communiquer sa science avec la même certitude que celle qu’il possède. D’après ce texte, le maître proposerait une sorte de vérification de la proposition par le biais d’un syllogisme démonstratif. Ce syllogisme démonstratif aurait justement la propriété d’être apte à provoquer une telle vérification étant donné que sa fonction propre est celle de relier une proposition aux principes qui l’expliquent et donnent le fondement de sa vérité. Ainsi, de la même façon que tout homme est apte à acquérir de lui-même de nouvelles certitudes par le biais de ce procédé d’inférence d’une vérité à partir d’une autre, un savant peut transmettre sa propre certitude à un autre homme en reliant la conclusion ignorée par son disciple aux principes que ce dernier connaît préalablement. Cela est possible parce que le disciple connaît déjà ces principes et, sous l’influence de son maître, il ne fait que reproduire son discours dans son âme, en effectuant donc lui-même l’inférence à partir de ses connaissances préalables et l’application des principes. Le maître ne peut pas communiquer sa propre certitude à propos de propositions qui n’admettent pas une démonstration, comme c’est le cas des principes mêmes ou des évènements contingents, car il ne peut pas compter sur les connaissances préalables de son disciple afin de reproduire exactement ladite vérification. Autrement dit, si le discours du maître se limitait à orienter l’attention de son élève vers un contenu intelligible qu’il possède déjà, il ne lui enseignerait rien ; mais son discours ayant pour but de manifester la dépendance nécessaire d’un contenu à partir d’un autre, il peut certes provoquer une connaissance nouvelle chez son élève qui, tout en possédant ces contenus intelligibles, n’avait pourtant pas saisie ladite dépendance. La dépendance était potentielle et le discours du maître apporte une assistance à l’élève pour que ce dernier l’actualise dans son esprit.

Terminons par l’examen d’un passage particulièrement significatif du corpus de De ver., q. 11, a. 1 qui offre une précision d’ordre terminologique : « Si quelqu’un propose à un autre des choses qui ne sont pas incluses dans les principes connus par soi ou dont il n’est pas manifeste qu’elles y sont incluses, il n’engendrera pas en lui la science, mais peut-être l’opinion et la croyance […] » (p. 351, ll. 343-348).45 Apparemment l’Aquinate est ici en train d’opérer une opposition entre la pure communication d’un contenu cognitif et l’enseignement authentique. En effet, il emploie, à la place de docet, le verbe proponat. L’emploi de ce terme à la place d’« enseigner » pour se référer à la communication « des choses qui ne sont pas inclues dans les principes évidents » semble suggérer que, concernant les connaissances qui ne dérivent pas des principes évidents possédés par l’élève et ne pouvant donc pas en être déduits, on ne devrait pas parler d’enseignement. L’élève est, dans ce cas, incapable d’obtenir la scientia dont il est question et il ne peut obtenir qu’une « croyance » ou une « opinion » de la chose « proposée ». Par conséquent, l’emploi du mot « proposer » à la place d’« enseigner » n’est pas dénué d’importance, car cet emploi paraît répondre à l’intention de décrire la communication d’une connaissance qui ne peut pas être considérée comme enseignement d’une science en raison du fait qu’elle ne peut susciter que la croyance et l’opinion.

Il semblerait ainsi que, tout du moins dans ce contexte, Thomas réserve le mot docere à la communication d’une connaissance ayant une particularité essentiellement opposée à ces dernières, c’est-à-dire une connaissance ayant la particularité d’être vraie et certaine. C’est probablement pour cette raison que l’Aquinate ajoute qu’« à partir de ces principes connus par soi […] l’enseigné considère que ce qui en découle d’une manière nécessaire doit être tenu pour certain [certitudinaliter tenenda], et que ce qui leur est contraire doit être totalement rejeté » (ll. 348-353)46, en opposant explicitement la pure opinion de la certitude de la science. D’ailleurs, dans ce dernier passage, la possibilité d’enseigner une certitude repose précisément sur le discours qui manifeste la vérité d’une proposition par sa mise en relation avec les principes dont elles sont des conséquences nécessaires, ce qui s’oppose à la pure communication des vérités. Si, d’un côté, le discours qui présente des vérités ne découlant pas des principes évidents ne produit que l’opinion, de l’autre, le discours qui présente une vérité comme leur résultat nécessaire peut induire la connaissance certaine d’une vérité, méritant le titre d’enseignement. Étant donné que le premier type de discours est désigné par le verbe proponere et que le second décrit précisément ce qui mérite d’être qualifié d’enseignement, il semble donc que saint Thomas confère implicitement au verbe « enseigner » (docere) une signification stricte selon laquelle ce mot désigne la communication d’une vérité avec certitude.

On peut conclure que l’enseignement dont il est question dans le De magistro ne doit pas être entendu comme la pure communication d’une connaissance, mais comme celle d’une vérité certaine à quelqu’un d’autre. Ce sens fort du terme docere ne serait pas arbitraire, mais il serait imposé par le questionnement même du De ver., q. 11, a. 1 et de Sum. theol., I, q. 117, a. 1 qui ne s’interroge pas sur la possibilité d’enseigner n’importe quelle connaissance, mais de celle de la science (scientia). La conclusion de Thomas consiste à limiter le domaine des connaissances scientifiques susceptibles d’être enseignées à celles qui sont dérivatives. La connaissance des premiers principes évidents étant impossible par le fait qu’ils n’admettent pas de démonstration. Ils ne peuvent pas être dérivés d’autres vérités et, par conséquent, on ne pourrait pas montrer leur vérité à ceux qui ne les connaitraient pas. Bien au contraire, ces principes évidents sont la condition de possibilité de tout enseignement.

Peut-on supposer maintenant que ce sens fort du verbe « enseigner » est présent dans le commentaire à la Métaphysique ? Si l’on regarde la suite du texte cité plus haut du Commentaire à la « Métaphysique », on retrouve une formulation très similaire à celle de De ver., q. 11, a. 1 que nous venons d’examiner :

Ceux qui possèdent l’expérience [experti] ne peuvent enseigner parce qu’ils ne peuvent conduire à la science [ad scientiam perducere], vu qu’ils ignorent la cause. Et si les choses qui sont connues par expérience sont transmises aux autres [aliis tradant], elles ne sont pas reçues de façon scientifique [per modum scientiam], mais à la manière de l’opinion ou de la croyance [per modum opinionis vel credulitatis] (In I Met, lect. 1, n. 29).47

Dans ce passage, on reconnait le même schéma proposé par Thomas dans le dernier texte étudié. En effet, Thomas déclare que l’expérience peut être communiquée à un autre (aliis tradant) mais elle risque de ne provoquer que la « croyance » et l’« opinion ». Or c’est en raison de cette limite que l’expérience, à la différence de la « science », ne peut pas être « enseignée ». Par conséquent, il paraît clair que le mot « enseigner » soit employé justement dans le sens fort que je propose, c’est-à-dire comme « communication d’une certitude », d’autant que Thomas évite le verbe docere quand il s’agit de la pure communication de l’expérience. Pour ce genre de communication de connaissance, il préfère le verbe trado, qui est plus générale.

Il convient maintenant d’émettre une remarque concernant l’opposition entre connaissance immédiate et connaissance dérivée qui est toujours présupposée dans la théorie thomasienne de l’enseignement de la science. Notons que, dans De ver., q. 11, a. 1 et Sum. theol., I, q. 117, a. 1, il y a une opposition entre les principes évidents et les conclusions des syllogismes démonstratifs, tandis que, dans In I Met., lect. 1, il y a une opposition entre la science et l’expérience. Or, peut-on établir un parallèle entre ces deux oppositions ? Y-a-t-il une parfaite symétrie entre celles-ci ? En ce qui concerne la scientia, il semble qu’il s’agisse de la même chose dans les deux cas. La scientia peut être enseignée dans la mesure où elle répond à un syllogisme démonstratif. Dans De ver., q. 11, a. 1 et Sum. theol., I, q. 117, Thomas parle de conclusions, tandis que, dans le Commentaire, il parle explicitement de démonstration. Nous savons pourtant que la scientia n’est rien d’autre que les conclusions acquises par le biais d’une démonstration. On peut donc affirmer que Thomas parle de la même chose dans les deux textes et qu’il est en train de justifier la possibilité d’enseigner la science dans sa nature dérivative.

Qu’en est-il de l’expérience et des principes ? Pourquoi ni l’un ni l’autre ne peuvent être enseignés ? De prime abord, il semble que Thomas ne parle pas de la même chose, car la comparaison réalisée dans chacun de ces deux textes est différente. Néanmoins, si l’on est attentif, on verra que, même si l’expérience n’est pas la même chose que la connaissance des principes, pour Thomas, la raison qui empêche ces deux types de connaissances d’être enseignés est analogue : ni l’un ni l’autre ne pourrait être dérivé d’un autre. Pour cette raison, aussi bien l’expérience que les principes ne peuvent être obtenus que par le biais d’un processus d’apprentissage individuel. De plus, il convient de rappeler que les principes sont, selon Thomas, acquis à partir de l’expérience, quoique l’on ne doive pas affirmer que toute connaissance de ce genre donne lieu à des principes évidents.

Proposons maintenant une réponse synthétique à la question initiale, à savoir : qu’y-a-t-il de particulier dans la scientia par opposition aux autres connaissances qui la rend apte ou, du moins, plus apte à être enseignée ?

Si l’on revient à la doctrine de De ver., q. 11, a. 1 et Sum. theol., I, q. 117, a. 1, on peut affirmer que la communication du contenu des propositions à un autre homme n’est pas ce qui soulève la difficulté principale, bien que l’on doive présupposer l’existence de certaines connaissances intellectuelles dont l’apprentissage ne se réalise pas par l’enseignement. Ce qui s’avère problématique ici est la communication d’une connaissance certaine de quelque chose à quelqu’un d’autre, de telle façon que cette communication inclue la certitude. Il ne suffit pas pour le maître d’informer une autre personne au sujet d’un savoir qui, pour lui, est certain. Il faut, en plus, que l’élève puisse saisir cette information proposée avec la même certitude que son maître. En effet, cela va de soi que l’on puisse communiquer le contenu de n’importe quelle proposition à quelqu’un d’autre tant que les termes de ce contenu sont préalablement connus de ce dernier. Mais, ce qui ne va pas de soi c’est que ce contenu puisse être communiqué avec la même certitude que celle de la personne qui l’exprime.

Si nous portons de nouveau notre regard sur la thèse de la Métaphysique sur laquelle nous nous interrogeons, on pourra retrouver la même idée. En effet, le passage en question ne prétendrait pas que nous ne pouvons pas communiquer à un autre homme n’importe quel contenu de notre pensée. Il se limiterait à signaler quelque chose qui n’est pas difficile à accepter, à savoir, que nous ne pouvons pas communiquer à quelqu’un d’autre la certitude accordée à une vérité, à moins que cette vérité ne puisse être démontrée. Autrement dit, si une vérité relève de la possession d’une scientia entendue comme une connaissance démonstrative dans laquelle quelque chose est connu par sa cause, celui qui possède cette vérité pourra la communiquer avec la même certitude que celle que lui-même possède. Cette possibilité, inexistante dans le cas des connaissances non-scientifiques, s’explique par le fait que, comme Thomas l’expose dans sa théorie de l’enseignement, un syllogisme démonstratif permet justement de proposer une vérité accompagnée des principes qui la justifient, c’est-à-dire de la présenter comme découlant nécessairement d’autres vérités. Or c’est justement ce syllogisme démonstratif que Thomas appelle scientia dans le texte du Commentaire à la « Métaphysique ».

Réexpliquons cette idée à l’aide du même exemple de démonstration utilisé plus haut:

Toutrationnel peut rire
Tout homme est rationnel
Tout homme peut rire

Pourquoi la proposition « tout homme peut rire » ne peut-elle être enseignée que si elle est la conclusion d’une démonstration ? En réalité, quiconque sait que « tout homme peut rire » devrait être capable de communiquer cette vérité à quelqu’un d’autre à condition que ce dernier connaisse le sens des mots employés dans la proposition. En revanche, cette communication n’est plus si simple lorsqu’il s’agit de la certitude de la proposition en question. En effet, pour que l’élève saisisse avec certitude la vérité proposée par le maître, il ne suffira pas que le maître exprime la proposition par des mots, mais il faudra quelque chose de plus. Si je dis à quelqu’un « tout homme peut rire », cette proposition pourra être comprise sans aucune difficulté par quiconque connaît la signification des mots « tout », « homme », « peut » et « rire ». Pourtant, cela ne pourra jamais provoquer une certitude, à moins que cette certitude soit préalablement acquise. Au mieux, un tel procédé engendrera une croyance fondée sur la confiance que mes interlocuteurs me portent. Si, en revanche, je connais le pourquoi, c’est-à-dire la cause de la capacité de rire - à savoir, la « rationalité » - je pourrai proposer la vérité de la proposition « tout homme peut rire » comme la conclusion d’une démonstration dans laquelle la « rationalité » est le moyen terme. Ainsi, en écoutant cette démonstration, et grâce à l’application des principes évidents, mes élèves pourront vérifier par eux-mêmes la vérité de la proposition que je présente. Comme il a été dit, le maître ne communique donc pas « des simples données » mais son « propre processus de raisonnement ».

Conclusions

Pourquoi le fait de pouvoir être enseignée est signe de la possession d’une scientia ? S’il était question d’une pure communication d’information, il serait certainement faux d’affirmer que d’autres connaissances n’étant pas qualifiées comme « scientifiques » ne soient pas aptes ou soient moins susceptibles d’être enseignées. Cependant, si le mot « enseigner » inclut l’idée de la communication d’une certitude, alors l’énoncé d’Aristote aura plus de sens, car la meilleure manière de communiquer aux autres des certitudes est le syllogisme démonstratif. Certes, la conclusion précédente n’est parfaitement valide que dans les cas où l’expression explicite d’un syllogisme se sert des connaissances préalables des élèves et, souvent, ces derniers ne sont pas en possession de tout ce qu’il faudrait pour que le savant soit en mesure de leur communiquer sa certitude. Cependant, il est vrai qu’il n’existe pas d’autre moyen pour que le discours provoque chez l’autre une connaissance de « première main ».

Récapitulons : chez Thomas d’Aquin, ce qui rend apte une connaissance scientifique à être enseignée est le fait de pouvoir être « inférée ». Cela signifie qu’une science possède la caractéristique de pouvoir être « communiquée » à quelqu’un d’autre grâce aux contenus intelligibles qui expliquent sa vérité, à l’opposé des connaissances dont l’acquisition ne peut avoir pour origine qu’un contact direct avec la réalité en question.

Ainsi, on a vu pourquoi la connaissance démonstrative est particulièrement apte à être enseignée. Étant donné qu’elle articule des connaissances préalables, le type de connaissance qu’elle fournit n’implique pas la communication de contenus intelligibles nouveaux. En effet, la démonstration peut être conçue comme un type de connaissance explicative dont le rôle est d’établir un lien entre un ensemble de vérités préalables afin que l’intellect saisisse l’ordre causal qu’elles entretiennent. Ainsi, le rôle de la démonstration serait celui de réduire certaines vérités à d’autres vérités, de sorte que les premières se révèlent à l’intellect comme leur conséquence nécessaire. Il n’est donc pas opposé à la notion de démonstration le fait que la vérité de la conclusion, comme celle des principes, soit connue préalablement par l’expérience. Pour cette raison, celui qui communique une démonstration par le biais du discours permet que quelqu’un d’autre saisisse un ordre causal spécifique du réel en vertu de son application des axiomes sur ses propres connaissances préalables : l’enseignant lui propose, par le biais du discours, cet ordre en l’assistant à le saisir par lui-même. De la part de celui qui ne connaissait pas le rapport causal de ses connaissances préalables, il peut l’actualiser dans son esprit en effectuant en soi le même syllogisme qui lui est présenté par le maître. Le discours de ce dernier lui offre l’assistance dont il avait besoin pour saisir l’ordre causale de plusieurs vérités.

Bref, l’enseignement de la science est possible parce que la nouveauté apportée par la connaissance démonstrative est celle d’articuler dans un ordre causal plusieurs connaissances universelles et nécessaires que l’on possède préalablement. Dans ces connaissances préalables, l’articulation mentionnée est présente de façon potentielle chez l’élève et le discours du maître lui offre l’assistance dont il a besoin pour l’actualiser.

Pour terminer, il convient de clarifier notre hypothèse afin d’éviter d’éventuelles objections. En premier lieu, qu’en est-il de la théologie ?

Sommes-nous en train de dire que, selon l’Aquinate, le contenu de la foi ne peut être enseigné ? Ce serait certainement invraisemblable, d’autant que l’élaboration d’une doctrine de l’enseignement avait très probablement comme but de fournir un modèle théorique pour comprendre l’enseignement de la foi. Deuxièmement, on se demande si on ne peut enseigner que sur base d’une démonstration, ou même, que sur base d’une démonstration propter quid, qu’en est-il des autres types de raisonnement et des autres classes de démonstration ?

Tout d’abord, soulignons que la thèse de cet article vise uniquement à rendre compte de ce que Thomas ferait dans les deux textes que nous avons analysés. En revanche, je ne prétends pas que, selon Thomas d’Aquin, on puisse dire qu’il est impossible d’enseigner autre chose qu’une démonstration, tout simplement parce qu’il n’utilise probablement pas toujours le terme docere dans le sens strict que l’on a proposé. Rappelons que ce terme possède normalement un sens beaucoup plus trivial et ce sens strict ne serait adopté que dans le contexte où il est question de l’enseignement d’une doctrine scientifique. Dans ce contexte, Thomas tenterait d’élaborer une théorie de l’enseignement tout en proposant une solution à un problème hérité de saint Augustin et profiterait, ce faisant, de la signification que le terme docere semble avoir dans Métaphysique I. Donc, la thèse que nous lui attribuons n’aurait certes pas pour but de nier la possibilité d’un enseignement rigoureux de la foi.

De plus, rien n’empêche que la position soutenue dans ces textes puisse servir de modèle à appliquer, quoique de façon atténuée, dans d’autres contextes où le type de doctrine à transmettre n’a pas les caractéristiques d’une science au sens strict. D’une part, au niveau de la théologie, il est clair qu’on n’a pas le même type de certitude qu’en philosophie, car ses principes proviennent de la révélation et ne sont pas tous susceptibles d’être obtenus par les forces naturelles de la raison. Mais cette condition n’impliquerait pas qu’on ne puisse pas l’enseigner, même si l’on applique le même modèle qu’on propose ici. En effet, à partir de vérités révélées, on peut tirer certaines conclusions au moyen de syllogismes qui pourraient éventuellement avoir la même structure et les mêmes caractéristiques matérielles que les syllogismes scientifiques.

D’autre part, je soutiens que cette doctrine rendrait compte uniquement de l’enseignement dans un sens paradigmatique. Celui-ci ne serait pas élaboré pour nier la possibilité de l’enseignement dans le cas où la communication d’un savoir ne réunirait pas toutes les conditions. Ainsi, par exemple, la communication d’un savoir par le biais d’un discours fondé sur des énoncés dont on n’a pas la démonstration, mais que l’on considère comme vrais du fait qu’ils appartiennent à une science supérieure, pourrait être un enseignement authentique. De même, les démonstrations quia ou les raisonnements dialectiques se prêteraient aussi à un enseignement dans la mesure où ils infèrent leurs conclusions par l’application des premiers principes évidents sur des vérités obtenues par expérience.

L’enseignement par la démonstration propter quid se limiterait donc à décrire ce que doit être un enseignement parfait de quelque chose, de la même manière que ce genre de démonstration représente la perfection d’une connaissance. Pourtant, que ce type de démonstration se prête mieux à être enseignée par le fait que le discours qui l’exprime est apte à communiquer la certitude qu’elle produit n’implique pas que d’autres types de discours rationnels ne soient pas capables de transmettre la certitude à un degré amoindri ou à transmettre la certitude propre aux vérités de la foi.

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1 Cet article fait parti du projet Fondecyt de Iniciación no 11190944, financé par ANID, Chile.

2 Cfr. Martínez García (2004) et Mooney et Nowacki (2013). Pour une vision synthétique, mais très discutable, de l’éducation chez Thomas, cfr. Brook (2013).

4 Cfr. Goris (2013, pp. 435-468), Petit (1995), Elders (2012), Margiotta (1974). Pour une analyse des traditions variées à propos de la question sur les principes premiers de la connaissance en relation avec la question de l’enseignement et l’apprentissage, cfr. Goris (2016, pp. 3-21).

5 On peut trouver cette opinion dans plusieurs travaux, mais notamment dans un article déjà ancien qui a le mérite d’identifier, de façon détaillée, tous les éléments aristotéliciens de la théorie de l’enseignement de saint Thomas : Rung (1922). Pour sa part, Gilson (1926) a insisté sur ce point au sujet de la connaissance, ce qui l’a conduit à interpréter les textes sur l’enseignement de saint Thomas comme une défense d’un aristotélisme qui reconnaît l’efficace causale des causes secondes en général et des facultés cognitives humaines en particulier. Il est clairement suivi, par exemple, par Jollès (1983, pp. 7-20). Pour d’autres auteurs qui insistent sur la question de l’importance des causes secondes en relation à la théorie de l’enseignement de Thomas, on verra Ozolins (2013, pp. 13-15) et Pérez-Ruiz (1997, p. 214).

7 Nous utilisons ici la traduction de Duminil et Jaulin (cfr. Aristote, 2014, p. 1738).

10 Il est intéressant de noter que les concepts d’apprentissage et d’enseignement semblent avoir un rapport essentiel au concept de science. Sur ce point, cfr. Bronstein (2016).

11 Sur la distinction entre l’expérience et l’art dans le livre I de la Métaphysique, cfr. Cambiano (2012, pp. 13-20) et Halper (2009, pp. 154-169).

12 Le fait qu’Aristote préfère parler d’art au lieu de science s’explique probablement parce que le premier est plus susceptible d’illustration en raison de son caractère pratique.

13 « Signum scientis est posse docere: quod ideo est, quia unumquodque tunc est perfectum in actu suo, quando potest facere alterum sibi simile, ut dicitur quarto Meteororum. Sicut igitur signum caliditatis est quod possit aliquid calefacere, ita signum scientis est, quod possit docere, quod est scientiam in alio causare. Artifices autem docere possunt, quia cum causas cognoscant, ex eis possunt demonstrare : demonstratio autem est syllogismus faciens scire, ut dicitur primo posteriorum ».

14 Cfr. In I Met, lect. 2, n. 39 : « Illum dicimus magis sapientem in omni scientia, qui potest assignare causas cuiuslibet quaesiti, et per hoc docere » ; et In I Met, lect. 2, n. 48 : « Illa scientia est magis doctrix vel doctrinalis, quae magis considerat causas ; illi enim soli docent, qui causas de singulis dicunt ; quia scire per causam est, et docere est scientiam in aliquo causare ».

15 Thomas ne commente pas ce texte, car son commentaire du livre des Météorologiques finit abruptement dans le livre II.

17 Cfr. D’Aquin (In I An Post, lect. 4, p. 19, ll. 79-85): « Circa quod considerandum est quod scire aliquid est perfecte cognoscere ipsum, hoc autem est perfecte apprehendere ueritatem ipsius: eadem enim sunt principia esse rei et ueritatis ipsius, ut patet ex II metaphysicae […] »

19 Thomas d’Aquin (In III Sent., d. 26, q. 2, a. 4, c.): « […] certitudo proprie dicitur firmitas adhaesionis virtutis cognitivae in suum cognoscibile […] ».

20 Cfr. D’Aquin (In I An Post, lect. 4, p. 19, ll. 84-100): « […] oportet igitur scientem, si est perfecte cognoscens, quod cognoscat causam rei scite; si autem cognosceret causam tantum, nondum cognosceret effectum in actu, quod est scire simpliciter, set uirtute tantum, quod est scire secundum quid et quasi per accidens, et ideo oportet scientem simpliciter cognoscere etiam applicationem cause ad effectum quia vero sciencia etiam est certa cognitio rei, quod autem contingit aliter se habere non potest aliquis per certitudinem cognoscere, ideo ulterius oportet quod id quod scitur non possit aliter se habere » (je souligne). Cfr. aussi Pasnau (2010, pp. 357-368).

21 Cfr. D’Aquin (In I An Post, lect. 4, p. 19, ll. 84-100): « […] oportet igitur scientem, si est perfecte cognoscens, quod cognoscat causam rei scite; si autem cognosceret causam tantum, nondum cognosceret effectum in actu, quod est scire simpliciter, set uirtute tantum, quod est scire secundum quid et quasi per accidens, et ideo oportet scientem simpliciter cognoscere etiam applicationem cause ad effectum quia vero sciencia etiam est certa cognitio rei, quod autem contingit aliter se habere non potest aliquis per certitudinem cognoscere, ideo ulterius oportet quod id quod scitur non possit aliter se habere » (je souligne).

22 Il convient de mentionner que l’exposition de cette section se concentre, pour simplifier, sur la démonstration propter quid.

23 Pour un bon résumé de l’argumentation d’Augustin en faveur de cette thèse, cfr. Jolibert (2002, p. 13). Cfr. Augustin (De magistro, §§ 31-46) : pour les arguments augustiniens contre la possibilité d’enseigner par les signes, cfr. Augustin (De magistro, §§ 31-37) ; pour la conclusion d’Augustin selon laquelle l’homme ne peut rien enseigner et le Christ est le seul maître, cfr. Augustin (De magistro, §§ 38-46). Pour une étude détaillée de la thèse et arguments d’Augustin, cfr. Bermon (2007, pp. 329-546). Pour une analyse de la structure de l’ouvrage, cfr. Madec (1975).

25 Certes, il conviendrait de donner quelque évidence en faveur de cette affirmation. Nous aurons plus tard l’occasion de le faire grâce à l’examen de quelques-unes de ces objections et leurs réponses.

26 Traduction de Jollès (cfr. D’Aquin, 1983, pp. 40-42). « Processus autem rationis pervenientis ad cognitionem ignoti inveniendo est ut principia communia per se nota applicet ad determinatas materias et inde procedat in aliquas particulares conclusiones et ex his in alias; unde et secundum hoc unus alium dicitur docere quod istum decursum rationis, quem in se facit ratione naturali, alteri exponit per signa, et sic ratio naturalis discipuli per huiusmodi sibi proposita sicut per quaedam instrumenta pervenit in cognitionem ignotorum ».

27 Cette idée est le cœur de la thèse thomasienne sur l’enseignement et elle a été très commentée par la plupart des ceux qui se sont occupés de ce sujet. Le maître peut effectivement enseigner sa science, mais il n’est pas la cause principale de l’apprentissage de son élève. Il ne fait que l’assister en renforçant ses principes internes, à savoir, la lumière de son intellect agent et ses connaissances préalables. Cfr. D’Aquin (Sum. theol., I, q. 117, a. 1, c.): « Secundo attendendum est, quod principium exterius, scilicet ars, non operatur sicut principale agens, sed sicut coadiuvans agens principale, quod est principium interius, confortando ipsum, et ministrando ei instrumenta et auxilia, quibus utatur ad effectum producendum, sicut medicus confortat naturam, et adhibet ei cibos et medicinas, quibus natura utatur ad finem intentum. Scientia autem acquiritur in homine et ab interiori principio, ut patet in eo qui per inventionem propriam scientiam acquirit; et a principio exteriori, ut patet in eo qui addiscit. Inest enim unicuique homini quoddam principium scientiae, scilicet lumen intellectus agentis, per quod cognoscuntur statim a principio naturaliter quaedam universalia principia omnium scientiarum » (je souligne).

28 Cfr. D’Aquin (De ver., q. 11, a. 1, c., p. 351, ll. 315-324) : « In his autem quae fiunt a natura et arte eodem modo ars operator et per eadem media quibus et natura: sicut enim natura in eo qui ex frigida causa laborat calefaciendo induceret sanitatem, ita et medicus; unde et ars dicitur imitari naturam; et similiter etiam contingit in scientiae acquisitione quod eodem modo docens alium ad scientiam ignotorum deducit, sicut aliquis inveniendo deducit se ipsum in cognitionem ignoti. » Vers la fin de Sum. theol., I, q. 117, a. 1, c., Thomas distingue deux manières par lesquelles le maître peut, grâce à son discours, opérer un renforcement de la raison naturelle de son disciple, mais ces deux manières de le faire impliquent que ledit discours doit être susceptible de faire voir la vérité d’une certaine conclusion si l’on reconnaît préalablement la vérité de certaines prémisses.

29 Cfr. Letelier Widow (2015, pp. 370-371), qui, tout en situant l’enseignement au niveau de la causalité efficiente, reconnaît qu’il le fait sous la forme de la causalité exemplaire.

30 Traduction de Jollès (cfr. D’Aquin, 1983, p. 42): « Sicut igitur medicus dicitur causare sanitatem in infirmo natura operante, ita etiam homo dicitur causare scientiam in alio operatione rationis naturalis illius, et hoc est docere ; unde unus homo alium docere dicitur et eius esse magister ».

31 « Et secundum hoc dicit philosophus, I posteriorum, quod demonstratio est syllogismus faciens scire ».

32 Cfr. Grellard (2011, pp. 39-41), qui montre que le problème à résoudre dans le Ménon, hérité par Augustin et, grâce à Aristote, par les auteurs scolastiques, est d’expliquer comment tout progrès d’une connaissance sur quelque chose présuppose une possession préalable de celle-ci.

33 Face à ce problème, Augustin a adopté un « platonisme christianisé » dans lequel, en admettant qu’on n’enseigne rien qui ne se trouve déjà à l’intérieur de l’élève, il refuse la thèse de Platon fondée sur la théorie de la réminiscence et propose, à sa place, la thèse selon laquelle le Christ est le véritable maître intérieur. Il substitue l’illumination divine à la réminiscence. Cfr. Bermon (2007, pp. 535-536). Saint Bonaventure (Le Christ Maître, pp. 50-54) adopte la même thèse d’Augustin.

34 Traduction de Jollès (cfr. D’Aquin, 1983, p. 54): « Ad duodevicesimum dicendum quod discipulus ante locutionem magistri interrogatus responderet quidem de principiis per quae docetur, non autem de conclusionibus quas quis eum docet; unde principia non discit a magistro sed solum conclusiones ».

35 Sur cette idée, cfr. Tuninetti (1996, pp. 165-185).

36 Il convient de mentionner qu’en insistant sur ce point, j’attribue un rôle privilégié, dans la pensée thomasienne sur l’enseignement, à la tentative de résoudre le paradoxe de Ménon par le biais d’une distinction entre connaissance conceptuelle et l’assentiment effectué par le jugement. Cette tentative fait partie de la réception des Seconds Analytiques et nous la trouvons de façon particulièrement claire chez les philosophes arabes. Cfr. Goris (2016, pp. 7-8).

37 Cfr. Casotti (1931), qui insistait sur le fait que la clé de la solution thomasienne au problème de l’enseignement repose sur l’idée que le savoir n’est pas nécessairement quelque chose que, soit l’on possède, soit l’on ne possède pas, mais quelque chose qui peut être possédé de façon plus parfaite par le biais d’un processus graduel.

38 Cfr. D’Aquin (De ver., q. 11, a. 1, ad 3, p. 352, ll. 385-397) : « Ad tertium dicendum quod illa de quibus per signa edocemur cognoscimus quidem quantum ad aliquid, et quantum ad aliquid ignoramus: utpote si doceamur quid est homo, oportet quod de eo praesciamus aliquid, scilicet rationem animalis vel substantiae aut saltem ipsius entis quae nobis ignota esse non potest; et similiter si doceamur aliquam conclusionem, oportet praescire de passione et subiecto quid sunt, etiam principiis per quae conclusio docetur praecognitis, “omnis enim disciplina fit ex praeexistenti cognitione”, ut dicitur in principio Posteriorum, unde ratio non sequitur » (je souligne). Cfr. aussi D’Aquin (Quaestiones de quodlibet, quodl. VIII, q. 2, a. 2, c., pp. 58-59, ll. 61-79) : « Et similiter etiam in intellectu insunt nobis naturaliter quedam conceptiones ab omnibus note, un entis, unius, boni et huiusmodi, a quibus eodem modo procedit intellectus ad cognoscendum quidditatem uniuscuiusque rei per quem procedit a principiis per se notis ad cognoscendas conclusiones. Et hoc uel per ea que quis sensu percipit, sicut cum per sensibiles proprietates alicuius rei concipio illius rei quidditatem; uel per ea que ab aliis quis audit, ut cum laicus qui nescit quid sit musica, cum audit aliquam artem esse per quam scit canere uel pasallere, concipit quidditatem musice, cum ipse presciat quid sit ars et quid sit canere [...] ».

39 Sur ce point, il convient de rappeler que Bermon (2007, pp. 138-142) a montré qu’Augustin donne au mot docere le sens de la communication d’une science ou sagesse et pas celui de la pure communication de la signification des mots ou des faits. C’est pour cette raison que sa réponse sur la possibilité d’enseigner se limite à celle des connaissances certaines sur les choses mêmes.

40 Cfr. Augustin (De magistro, XI, § 37) : « Haec autem omnia quae in illa leguntur historia, ita illo tempore facta esse, ut scripta sunt, credere me potius quam scire fateor: neque istam differentiam iidem ipsi quibus credimus nescierunt. Ait enim propheta: Nisi credideritis, non intellegetis; quod non dixisset profecto, si nihil distare iudicasset. Quod ergo intellego, id etiam credo: at non omne quod credo, etiam intellego. Omne autem quod intellego, scio: non omne quod credo, scio. Nec ideo nescio quam sit utile credere etiam multa quae nescio; cui utilitati hanc quoque adiungo de tribus pueris historiam: quare pleraque rerum cum scire non possim, quanta tamen utilitate credantur, scio ».

41 Cfr. D’Aquin (De ver., q. 11, a. 1, arg. 13, p. 348, ll. 110-120) : « Praeterea, ad scientiam requiritur cognitionis certitudo; alias non est scientia, sed opinio vel credulitas, ut Augustinus dicit in Lib. de magistro. Sed unus homo non potest in altero certitudinem facere per signa sensibilia quae proponit: quod enim est in sensu, magis est obliquum eo quod est in intellectu; certitudo autem semper fit per aliquid magis rectum. Ergo unus homo alium docere non potest ».

42 Pickavé (2016, p. 27) affirme que la prémisse de cette objection est que le signe n’est pas apte à transmettre la certitude par le fait d’être sensible, c’est-à-dire de la même manière que la certitude ne saurait pas non plus être saisie par les connaissances sensibles. J’estime pourtant que le signe est incapable de communiquer la certitude parce qu’il est signe et, pour cette raison, par le fait de ne pas pouvoir transférer par lui-même, dans l’intellect de l’élève, la certitude de l’objet qu’il est censé communiquer. Autrement dit, il n’est pas capable de provoquer en quelqu’un d’autre l’acquisition d’un intelligible complètement nouveau parce qu’il n’a rien de cet intelligible. Si le but d’un maître est de communiquer un contenu intelligible nouveau, il ne sera même pas compris par l’élève ne possédant pas préalablement ce contenu, idée qui est manifestée dans l’objection 3. Bref, le problème du signe réside dans le fait qu’il se limite à attirer l’attention de quelqu’un vers ses connaissances préalables et cela ne changerait pas dans l’hypothèse d’un signe purement spirituel dont la fonction serait de renvoyer à une réalité différente de lui-même.

43 Cfr. D’Aquin (De veritate., q. 11, a. 1, arg. 17, p. 349, ll. 138-148) : « Praeterea, cum scientia sit certitudinalis cognitio, ab illo aliquis scientiam accipit per cuius locutionem certificatur. Non autem certificatur aliquis ex hoc quod audit hominem loquentem ; alias oporteret quod quidquid alicui ab homine dicitur, pro certo ei constaret. Certificatur autem solum secundum quod interius audit veritatem loquentem, quam consulit etiam de his quae ab homine audit, ut certus fiat. Ergo homo non docet, sed veritas quae interius loquitur, quae est Deus ».

44 « Ad decimumtertium dicendum, quod certitudo scientiae tota oritur ex certitudine principiorum: tunc enim conclusiones per certitudinem sciuntur, quando resolvuntur in principia. Et ideo hoc quod aliquid per certitudinem sciatur, est ex lumine rationis divinitus interius indito, quo in nobis loquitur Deus: non autem ab homine exterius docente, nisi quatenus conclusiones in principia resolvit, nos docens: ex quo tamen nos certitudinem scientiae non acciperemus, nisi inesset nobis certitudo principiorum, in quae conclusiones resolvuntur ».

45 « Si autem aliquis alicui proponat ea quae in principiis per se notis non includuntur, vel includi non manifestantur, non faciet in eo scientiam, sed forte opinionem, vel fidem, quamvis hoc etiam aliquo modo ex principiis innatis causetur […] ».

46 « […] ex ipsis enim principiis per se notis considerat quod ea quae ex eis necessario consequuntur, sunt certitudinaliter tenenda, quae vero eis sunt contraria, totaliter respuenda; aliis autem assensum praebere potest vel non praebere ».

47 « Experti autem non possunt docere, quia non possunt ad scientiam perducere cum causam ignorent. Et si ea quae experimento cognoscunt aliis tradant, non recipientur per modum scientiae, sed per modum opinionis vel credulitatis ».

Received: December 22, 2021; Accepted: May 23, 2022

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