Introduction
La cité archéologique de Teotihuacan est l’un des sites les plus emblématiques de l’archéologie mexicaine.1 Il s’agit d’une métropole préhispanique construite autour de l’an 100 A.C. sur la base du croisement perpendiculaire de deux grandes allées de 6 km de long chacune (Calzada de los Muertos et Avenida Este-Oeste), formant quatre grands districts qui ont accueilli une population d’environ 150 000 à 200 000 personnes, sur une superficie de 22 km2 (Millon, 1973). Un ensemble de près de 2 000 quartiers, temples, places et rues composait un système urbain complexe qui a fait de cette cité l’une des plus importantes de l’époque. Depuis plusieurs décennies, le site archéologique compte parmi les plus fréquentés au monde. Des dizaines de milliers de visiteurs, adultes comme enfants, s’y rendent chaque année pour y découvrir ce que les agences de tourisme, toujours férues d’exotisme, appellent de façon totalement anachronique « le patrimoine des Aztèques » dans ses manifestations les plus frappantes. Dans l’imaginaire collectif, les pyramides, les jeux de balle et les fresques évoquent l’image d’une société guerrière et hiérarchisée qui pratiquait le sacrifice humain.2 Actuellement, des adeptes du tourisme mystique viennent du monde entier sur le site pour assister aux cérémonies new age, au style « néo-aztèque », du solstice de printemps (Galinier et Molinié, 2006; De la Torre, 2008; Lupo, 2015).3 Par ailleurs, pendant l’année scolaire, des nombreux groupes d’enfants mexicains se rendent régulièrement à Teotihuacan. Ils sont généralement accompagnés par leur maître d’école et un guide touristique. Plus rarement, les archéologues de l’Instituto Nacional de Antropología e Historia (INAH) - qui administrent le site - leur font faire la visite.
Dès l’époque coloniale, huit communautés se sont littéralement implantées sur les vestiges ensevelis du site, où l’on a introduit progressivement plusieurs services (voies de communications, hôpitaux, écoles…) qui ont fini par attirer toujours plus d’habitants. Avec l’accroissement rapide de la ville de Mexico depuis les années 1970, le phénomène s’est encore accentué. En 1988, pour tenter d’enrayer ce processus, le Gouvernement fédéral, à travers l’INAH, a émis un décret présidentiel afin de protéger ce qui restait de la cité préhispanique (Decreto Presidencial de Protección) en limitant les permis de construire et en définissant une zone d’accès restreinte appelée «La Poligonal de Protección de 1988». Pour autant, ce polygone de sécurité présente d’innombrables failles ; en particulier, il envisage que les communautés déjà implantées ne se développent davantage et qu’elles restent en-dehors de tout projet de valorisation locale. Exclues des processus de décisions et peu consultées, les populations se voient privées de participation quant à la recherche de solutions alternatives pour pallier la forte pression foncière qui a eu lieu ces dernières années. Cependant, les habitants ne sont restés ni statiques ni passifs, en attendant d’hypothétiques réformes en matière de prises de décision : ils ont mis en œuvre diverses pratiques de contournement pour échapper à ce qu’ils considèrent comme un processus normatif et imposé arbitrairement par les autorités. Par exemple, ils ne signent aucune suspension de travaux ; ils font semblant d’ignorer l’existence du polygone ; ils s’affrontent aux huissiers et avocats de l’INAH ; ils recouvrent leurs constructions de bâches pour en masquer l’existence. L’ensemble de ces pratiques aurait provoqué la destruction totale ou partielle de 50% de la cité archéologique enfouie (Vit et Miró, 2009).
Potentiellement conflictuelle, la conservation du site de Teotihuacan s’avère donc complexe, multifactorielle ; elle requiert non seulement l’intervention en synergie de différents secrétariats d’État, mais également de plans de participation communautaire, assortis d’une véritable volonté de dialogue (Delgado, 2014).
C’est dans ce contexte qu’est né le projet dont il est question dans ce texte. L’intention de départ était de sensibiliser les enfants scolarisés à la conservation du patrimoine : l’hypothèse de départ était qu’ils pouvaient et devaient en comprendre les enjeux. La première hypothèse était que les enfants âgés de 12 à 14 ans devaient se forger une opinion personnelle, indépendamment de l’influence du milieu et des parents en particulier, de la problématique de la conservation. L’autre hypothèse était que les enfants, une fois devenus adultes et fort de cette sensibilisation précoce, seraient en mesure de jouer un rôle actif pour la conservation patrimoniale. Enfin, la dernière hypothèse envisageait de vérifier que les enfants étaient capables de développer une conscience abstraite et une logique critique, et qu’ils étaient sensibles aux questions d’intérêt collectif (Coll, 1977; Erickson, 1985; Vigotski, 2009). En plus d’un important travail pédagogique préalable, une équipe pluridisciplinaire de chercheurs a aussi supervisé le projet.4 Celui-ci ne portait pas uniquement sur le site archéologique de Teotihuacan, mais également sur le grand village éponyme collé aux ruines et que les touristes ne connaissent pas ou très peu.5
À l’invitation de Jaime Delgado Rubio (désormais « l’archéologue »), Charles-Édouard de Suremain (désormais « l’ethnologue ») a pu observer plusieurs activités du projet. L’objectif de celles-ci était de sensibiliser les enfants au patrimoine local à la multiplicité de ses expressions, pas seulement archéologique. De surcroît, le projet ambitionnait que les enfants s’investissent dans la sauvegarde de leur environnement et que ceux-ci réfléchissent au patrimoine qu’ils auraient souhaité transmettre, à leur tour, à leurs descendants. Le projet consistait en une série d’activités - qui vont être présentées - visant à laisser les enfants s’exprimer sur « leur façon » de percevoir le patrimoine. On s’arrêtera dans un premier temps sur la manière dont l’ethnologue est conduit, sur le terrain, à interroger sa vision du patrimoine, et sur l’intérêt de prendre en compte les perceptions des enfants. Par la suite, on découvrira « les » patrimoines que les enfants donnent à voir et qu’ils sont ensuite présentés comme les leurs. Nous verrons également comment les enfants poussent les professionnels du patrimoine à revenir sur quelques-uns des grands débats qui les animent : en quoi ce qui fait patrimoine pour les enfants peut être considéré comme tel par les adultes et les politiques publiques ? Comment transmettre le patrimoine aux enfants s’ils ne le considèrent pas comme tel ? Quels sont les enseignements théoriques et méthodologiques que l’on peut tirer de cette expérience, en particulier sur l’ethnographie collaborative avec les enfants et, plus largement, sur les questions de transmission du patrimoine culturel lorsqu’il est destiné aux plus jeunes ?6
Le patrimoine expliqué (par les adultes) aux enfants, et réciproquement
Ère 1. Le projet « Patrimoine pour les enfants »
Les archéologues ont appelés « Petits reporteurs » (Pequeños reporteros) la phase initiale du projet qu’ils ont conduit avec 19 enfants (neuf garçons et dix filles), âgés de 12 à 14 ans, scolarisés en première année de collège7 à l’école privée Xochicalli, située dans le village de San Juan Teotihuacan qui jouxte le site archéologique. De manière générale, l’école est fréquentée par des enfants de la classe moyenne, c’est-à-dire dont au moins l’un des parents travaillent de manière régulière, en-dehors du secteur informel.8
Deux facteurs ont joué dans le choix du Colegio Xochicalli : le premier est logistique et le second politique. D’une part, la direction de l’école a considérablement facilité la mise en œuvre et le déroulement du projet, en prêtant des salles et du matériel, ainsi qu’en sensibilisant ses personnels et, surtout, les parents d’élèves (contactés de façon orale et par courrier). D’autre part, les parents de nombreux enfants ont une activité professionnelle liée, plus ou moins directement, au site archéologique de Teotihuacan : guides, employés (caissiers, surveillants…) ou prestataires de service (nettoyage, entretien du site…), vendeurs… D’autres enfants, et c’est également crucial, ont des parents qui sont en conflit direct avec le site et/ou son personnel : travaux non déclarés, occupation illégale, etc. Or dans la mesure où l’idée initiale du projet était d’informer les enfants sur le patrimoine archéologique de la grande cité et de les sensibiliser aux questions de destruction et de conservation, la participation ou, tout du moins, le fait de tenir leurs parents au courant pouvait, à terme, créer une dynamique de discussion et de réflexion positive au sein des familles et, peut-être, entre les familles. Ce dernier point est particulièrement important dans la perspective de construire une ethnographie collaborative. Dans la mesure où les parents des enfants qui participent au projet sont, à des degrés divers, associés au projet, un pont est dressé entre les acteurs qui ne défendent pas tous les mêmes intérêts vis-à-vis du site.
Pour débuter le projet, une dizaine de visites ciblées sur le site se sont déroulées avec les enfants en compagnie des archéologues. Au-delà des idées reçues et colportées lors des parcours touristiques habituels, les visites étaient thématiques : elles portaient sur le système d’irrigation, les rites de pluie, l’approvisionnement en aliments de la cité, les techniques de construction, etc. Une fois de retour à l’école, le lendemain, les enfants devaient préparer des affiches illustrées de textes et de photos, exposées ensuite sous les arcades qui entourent la place où se tient le marché hebdomadaire du village. Le but était de faire redécouvrir aux riverains le patrimoine archéologique exceptionnel de Teotihuacan. Il s’agissait ainsi de renforcer le sentiment d’appropriation du site archéologique par les gens qui vivent dans ses alentours sans s’y intéresser ou qui ne le fréquentent pas particulièrement.
L’exposition a suscité de nombreuses réactions positives de la population locale et des autorités villageoises. À la fin de l’année scolaire, l’école, les archéologues et les enfants ont été reçus à la Mairie pour y recevoir des félicitations. Les riverains et les commerçants du marché ont également apprécié la démarche et l’ont exprimé à cette occasion. Simultanément, la presse locale s’est fait l’écho du projet, soulignant que les habitants du village de Teotihuacan se sentaient désormais « plus proches » de leur passé et de leur patrimoine.
Ère 2. L’appropriation progressive du projet « Patrimoine par les enfants »
Au début de la deuxième année du projet, les archéologues ont souhaité faire évoluer leur initiative en y ajoutant une dimension audiovisuelle.9 Pour ce faire, ils ont proposé aux enfants de se laisser filmer lors de leurs visites sur le site archéologique. Après avoir accepté de jouer le jeu, les enfants ont rapidement proposé des alternatives. Ils ont en effet souhaité filmer eux-mêmes ce qui, pour eux, était « la face cachée » du village de Teotihuacan. Après une courte initiation technique, certains ont commencé à manier la caméra. L’objectif des enfants était d’emblée de dénoncer la faible importance accordée à l’environnement et à la végétation locale. Partant du principe que les plantes « vivaient », ils ont souhaité montrer qu’il ne fallait pas les « perturber ». La vidéo montrait des cactus souillés de graffitis ou cassés. Au cours du montage, les enfants sont allés jusqu’à faire parler les cactus. Le message était le suivant : dans la mesure où il est interdit de marcher sur certaines pyramides, de toucher ou de déplacer les pierres, voire d’écrire dessus, les cactus « ne comprenaient pas » qu’on vienne les troubler, les abîmer, ni même les effleurer. Autrement dit, s’il était interdit de toucher au patrimoine « inerte » ou « mort », pourquoi était-il permis de toucher au « patrimoine vivant » - pour reprendre l’expression des enfants ?
D’une part, cette expérience filmique avec les enfants a permis aux scientifiques de prendre du recul par rapport au projet patrimoine dans son ensemble. Grâce aux images, ils se sont en effet penchés sur la conception du patrimoine et des connaissances qu’ils manipulaient en tant qu’adultes et spécialistes de la question. Aussi, ce « retour sur expérience » a permis aux enfants d’approfondir ce qu’ils voulaient dire aux adultes lorsqu’ils parlaient de la nature « inerte » ou « morte » du site archéologique - par opposition à la nature « vivante » de l’environnement et des plantes. Grâce à ces discussions croisées, les scientifiques ont compris que si les enfants avaient bien conscience que le patrimoine leur appartenait - en tant que Mexicains et « descendants des Aztèques » -, ils estimaient que celui-ci n’entretenait pas de lien étroit avec leur vie quotidienne. Plus précisément, les enfants ont exprimé clairement que le patrimoine ne concernait pas uniquement « les vieilles pierres », mais également ce qui était, à leurs yeux, « essentiel dans la vie de tous les jours ». En d’autres termes, les enfants disaient que, si les ruines archéologiques constituaient à l’évidence un « beau » patrimoine dont il fallait être « fier », elles ne correspondaient pas à quelque chose d’« animé » et de « moderne », en somme à quelque chose qui serait à leur image.
Ère 3. Les patrimoines inattendus des enfants
La troisième phase du projet, coordonné par les archéologues, a commencé par la compilation des commentaires et réflexions critiques des enfants sur le patrimoine tel qu’il leur avait été enseigné. Pendant quelques cours, les institutrices ont incité les enfants à s’exprimer le plus librement possible sur l’expérience de l’année précédente. Ce faisant, les enfants devaient revenir sur ce qu’était « le patrimoine selon eux ». Surtout, ils devaient proposer des activités qui permettraient de « faire connaître » le patrimoine qu’ils estimaient « véritable », « animé », « vivant » selon leurs propres catégories. Le projet, déjà largement dessiné par les enfants, s’est peu à peu affiné.
L’objectif de cette phase était de promouvoir la capacité d’observation des enfants et de les aider à faire de « bons choix » grâce à l’usage d’appareils photos. Comme pour l’année précédente, les archéologues et les maîtresses d’école exigeaient que le projet débouche sur des photos destinées au grand public. Les photos étaient sensées révéler leur intérêt pour le « patrimoine de leur communauté », au-delà des définitions normatives du patrimoine. Des ateliers de trois heures ont ainsi été organisés à l’école, chacun se divisant en trois étapes : une première, réservée à la problématique de la destruction/conservation ; la deuxième, à l’état du patrimoine du village ; la troisième, à l’initiation de la manipulation des appareils photos et des différents paramètres à prendre en compte pour prendre une photo (lumière, vitesse, cadrage, filtre, etc.).10 À ce stade, les enfants étaient encore très attentifs, mais encore relativement passifs, conformément sans doute à l’attitude que l’institution scolaire, particulièrement autoritaire et verticale, attend généralement des élèves dans ce contexte (cf. photo 1 ci-dessous).11
Cependant, à la suite des ateliers, l’orientation du projet a quelque peu dérouté les archéologues, au moins dans un premier temps, car il s’agissait, pour les enfants, de montrer la ville des enfants aux adultes. À l’école, notamment pendant les cours réservés au patrimoine, les enfants se sont d’abord mis d’accord sur les espaces urbains à explorer : la décharge municipale, le marché alimentaire et l’église furent les endroits choisis pour les premières sorties sur le terrain (appelés « les reportages »). Pendant les reportages, les enfants étaient toujours accompagnés par les archéologues et par leurs parents, en plus d’un professeur (et éventuellement de l’ethnologue). La vingtaine d’enfants se divisait en petits groupes de trois à cinq, par genre, âge et affinités. La plupart des enfants ont pris des photos et des notes. Chaque sortie en ville a duré environ trois heures, c’est-à-dire presque toute l’après-midi.
L’exemple de la visite de l’ex-hacienda La Cadena est représentatif de la façon dont les enfants réinterprétaient les sorties. Au départ, les archéologues leur ont expliqué les raisons de leur intérêt pour le monument : il s’agissait en l’occurrence d’un cas flagrant de destruction d’un édifice du XVIIème siècle du plus haut intérêt pour comprendre l’histoire de la ville et de son environnement. La préoccupation des archéologues était donc de redonner un sens clair, neutre et stabilisé de l’histoire. Néanmoins, en dépit de leur attention, les enfants ont pris en photo, non pas les canaux d’irrigation, les vestiges des cheminées ou encore les murs, mais les multiples graffitis qui, selon les adultes encadrants, attestaient de la détérioration et de l’abandon de l’édifice. D’après les enfants, ces marques « ornaient » véritablement les murs, « prouvant » non pas la quasi-disparition de l’ex-hacienda, mais au contraire sa réappropriation symbolique et idéologique par les riverains qui manifestaient également leur aptitude à sa valorisation esthétique. Comme l’a exprimé Martha (13 ans) : les graffitis « (…) sont aussi jolis et représentent le droit des jeunes à s’exprimer » (también son bonitos y representan el derecho de los jóvenes a expresarse) (cf. photo 2 ci-dessous).
Un autre exemple est celui de la station ferroviaire du village de San Sebastián Xolalpan qui, pendant le XIXème siècle, acheminait marchandises et personnes entre la vallée de Teotihuacan et la ville de Mexico. La visite était l’occasion d’expliquer la fonction des structures métalliques de l’époque qui avaient survécu jusqu’à aujourd’hui. Toutefois, pour Juliana (13 ans), la (re)naissance d’un petit cactus (nopal) entre les voies et les traverses étaient plus significative que les structures de métal. Avec une certaine timidité, elle expliquait que c’était la manière « dont la nature se fraie un chemin » (es así como la naturaleza se abre paso) ; elle ajoutait même en insistant : « c’est comme ce que vous voulez dire, le cactus qui se fraie un chemin vers la modernité » (es como lo que ustedes quieren decir, el cactus se abre paso a la modernidad) (cf. photo 3 ci-dessous).
Enfin, lors d’une visite du village de Teotihuacan, les enfants ont souhaité s’arrêter à l’endroit qui, à leur yeux, constituait « le visage du village » (la cara del pueblo). À travers la photo 4 ci-dessous, les enfants voulaient dénoncer le peu d’importance accordée à l’environnement et à la végétation locale.
Les affiches préparées ultérieurement par les enfants ont mis l’accent sur ce qui « appartient à la ville des enfants » ou au « patrimoine des enfants », et que les adultes ne pouvaient « ni connaître ni partager ». C’était le cas des stands de friandises, de fast-food (comida chatarra) et de sodas sur le marché, mais aussi de certains étales qui vendaient des vêtements peu onéreux. Pendant leur reportage, les enfants n’hésitaient pas à acheter, à goûter, à essayer et à partager leurs achats. Ils discutaient gravement du choix de la sucrerie qui était censée les « représenter » en tant qu’enfants ; ils discutaient aussi sur le choix du vêtement qu’ils voudraient faire passer à la postérité et faire connaître aux futures générations. En l’occurrence, le choix s’est porté, d’une part, sur un jean avec des étoiles sur les poches arrière, et d’autre part, sur une confiserie molle aux couleurs du drapeau mexicain et à la saveur acidulée de la plupart des sodas. D’autres habits et friandises ont été photographiés et mis en scène sous un jour inattendu : en plan rapproché, dans le creux d’une main, sur la langue ou en premier plan avec un élément urbain en second plan : un banc, une poubelle, un monument, le banc d’un cireur de chaussure, ou encore une voiture (cf. photo 5 ci-dessous). En raison de l’engouement qu’elle a suscité auprès des enfants, l’expérience a été répétée, notamment auprès des maraîchers urbains.
De façon générale, de ces visites et ateliers, les archéologues ont d’abord retenu que la prémisse selon laquelle la conscientisation au patrimoine devait nécessairement passer par l’apprentissage et la répétition de règles, de codes et de valeurs définis uniquement par des spécialistes était largement erronée. La conscientisation devait désormais passer par la reconnaissance d’autres visions et points de vue. Dans ce contexte, la photographie s’est avérée être un vecteur de communication privilégié entre les enfants et les adultes, dans la mesure où elle permet de poursuivre et de compléter, avec un support différent, l’apprentissage verbal.
Ère 4. La restitution opérée par les enfants : « Galerie communautaire » et « Radio communautaire »
Une fois développées les 380 photos prises par les enfants, une centaine a été sélectionnée et imprimée en noir et blanc (100 x 100 cm² sur papier bond). L’ensemble a donné lieu à une exposition intitulée « En faveur de la mémoire » (A favor de la memoria), qui a coïncidé avec la fête de l’équinoxe du printemps au site archéologique de Teotihuacan, en mars 2013. Sur chaque photo, apparaissaient le nom de l’enfant-photographe et des institutions qui participaient au projet (cf. photo 6).12
À la suite de l’exposition à la mairie, les photos ont été affichées sur les murs des maisons après avoir demandé aux propriétaires leur autorisation - généralement accordée. On doit souligner que les riverains regardaient attentivement les photos avant de sélectionner celles qui leur plaisaient le plus. Les photos ont également été exposées dans différents lieux très fréquentés : la gare routière, les magasins de téléphonie (Telcel), la sortie d’une grande surface (Wallmart), la grille du centre de paiement du service d’électricité (ex-IFE), autour du fronton13, au centre du village, sur les murets qui entourent les paroisses de San Juan et San Sebastián Xolalpan, les écoles Felipe Carrillo Puerto des quartiers de San Francisco Mazapa et Ricardo Flores Magón, enfin, la place centrale du village de San Martin de las Pirámides (cf. photo 7 ci-dessous).
De façon simultanée, il était prévu de délivrer un diplôme aux enfants-photographes devant les galeries de photos. Une fois de plus, les enfants profitèrent de l’occasion pour prendre la parole publiquement et revenir sur le sens de leurs photos, afin de mieux l’expliciter. L’ensemble de la manifestation était couvert par la radio communautaire (Radio Aguilita), un projet de l’Institut Casa Talavera14 rattaché à l’Université de la Ciudad de Mexico. La radio disposait de moyens techniques simples : micros, équipe son, quelques chaises et beaucoup de persuasion. Elle s’était installée sur la place centrale du village de Teotihuacan le 25 novembre 2013. Après avoir reçu leur diplôme, les enfants-photographes ont parlé des transformations de l’environnement dans le village et la vallée, de leur vision de l’avenir et de ce que signifiait pour eux la photo comme mode d’expression et, enfin de leurs idées et propositions sur le patrimoine de leur village (cf. photo 8 ci-dessous).
Durant les entretiens, les enfants faisaient allusion à divers éléments du paysage naturel et culturel, en particulier au Cerro Gordo, une colline toute proche, et aux pyramides de Teotihuacan, mais aussi à des activités comme le tourisme et l’artisanat. D’une certaine façon, les enfants semblaient élaborer un « savoir patrimonial » au fur et à mesure qu’ils s’écoutaient et parlaient, empruntant des référents et à la modernité, et à la tradition. Par exemple, certains enfants (les plus âgés), dénonçaient les hommes politiques corrompus et l’absurdité d’entreprendre de longues études alors que le manque d’opportunité en matière d’emploi était flagrant. Certains ont finalement insisté sur l’importance du rôle qu’ils jouaient en tant qu’enfants et/ou jeunes, dans le processus de défense et de valorisation du patrimoine local. L’un d’eux a même dit : « c’est comme si on nous empêchait de le faire » (es como si nos lo impidieran).
Un double enseignement : « Ethnographie collaborative » et « Patrimoine des enfants »
À partir de ce projet « Patrimoine pour» puis «par les enfants », et « à destination » des adultes, nous voudrions à présent revenir sur deux des nombreux enseignements qui en découlent directement. Le premier porte sur l’approche ethnographique participative mise en œuvre et ses limites, et le second sur la notion de patrimoine telle qu’elle est pensée, vécue et mise en avant par les enfants.
« Ethnographie collaborative » vs. « ethnographie mutualisée » ?
L’idée de travailler sur ce qui représenterait le plus le « patrimoine » pour les enfants, quelque chose qui leur « appartiendrait » à eux seul, ou encore sur le « patrimoine » qui ferait partie de leur vie quotidienne, a germé aussi bien chez les enfants que chez les adultes. Avec le temps, le projet patrimoine pour les enfants est devenu un projet sur le patrimoine des enfants, et a même été parfois orienté par les enfants à destination des adultes. La démarche a été mise en œuvre à travers des reportages et des activités de diffusion/restitution, en particulier au cours de la deuxième année.
Les « reportages » des enfants de Teotihuacan ressemblent-ils aux travaux de terrain conduits par les ethnologues ? Incontestablement, les premiers partagent quelques caractéristiques des seconds, comme la réflexivité, le décentrement, la créativité, la curiosité et l’engagement (Razy, 2014). À ceci près, toutefois, que les enfants ne sont pas seuls, mais plusieurs à réaliser leurs observations. D’où l’expression d’« ethnographie collaborative » contenue dans le titre et sur laquelle il convient de s’arrêter. De fait, l’ethnographie collaborative ne saurait se limiter à l’observation et/ou à la collecte des données à plusieurs et de façon concertée, ce qui est déjà le cas dans l’ethnographie « classique » : elle se poursuit au-delà, dans les discussions, l’analyse et les activités de restitution et de diffusion, sous forme de photos et/ou d’émissions radiophoniques.15 Autrement dit, la collaboration relève plus d’une posture générale de travail qui consiste, conformément à ce que disent Lassiter (2005) ou Rappaport (2008), à s’investir dans un « effort intellectuel » global qui comprend à la fois, le recueil, l’analyse, la restitution et la valorisation des données.
Par ailleurs, dans l’ethnographie collaborative, des tendances apparemment contradictoires sont à l’œuvre puisque des dynamiques collectives et des comportements plus individualistes, portés par de « multiples points de vue » (Shokeid, 1997), se côtoient. D’un côté, il y a en effet la volonté du groupe d’enfants de remplir sa mission le mieux possible en tant que collectif ; de l’autre, il y a également les velléités de quelques-uns de se démarquer du groupe, soit pour le diriger soit pour s’en isoler. Il s’agit là d’une tension méthodologique bien connue en sciences sociales (Brougère, 2006; Field, 2008). Certains comportements peuvent indiquer qu’un seul individu cherche, volontairement ou non, à disloquer le groupe initial. C’est le cas, au demeurant fort rare, lorsqu’un enfant détourne un ou plusieurs de ses camarades du sens de l’observation. Toutefois, ces successions de dynamiques collectives et de comportements plus individualistes ne sauraient être interprétées en dehors du contexte plus global du « reportage ». Dès lors que ce dernier est envisagé dans l’intégralité de ses dimensions spatiales, temporelles et sociales, ces successions cessent d’être chaotiques et potentiellement conflictuelles, et participent plus généralement d’une seule et même dynamique d’ensemble.
Du point de vue social, spatial et temporel, la scission d’un petit groupe à l’initiative d’un enfant entraîne généralement la création d’un nouveau groupe. C’est-à-dire qu’une rupture provoque le regroupement - temporaire - des enfants autour d’un nouveau centre d’intérêt commun. S’il peut y arriver que des enfants se retirent du groupe, il ne s’agit pas vraiment d’une fin en soi, mais plutôt d’une étape ou d’un moment constitutif de la démarche collaborative, à condition, bien entendu, que l’objectif visé reste celui de « rassembler du patrimoine » - comme le disent les enfants. Ainsi, loin de s’opposer, les dynamiques collectives centripètes et les comportements plus individualistes centrifuges s’enchaînent et se succèdent, un peu à la façon des centres d’intérêt qui se déplacent, se remplacent et finalement se complètent dans le temps et l’espace.
On notera par ailleurs que les clivages de genre sont peu significatifs durant les « reportages », sauf au tout début lorsque les filles et les garçons, à l’instar de ce qui se passe dans les classes, sont peu mélangés. Progressivement, « sur le terrain », les groupes d’observateurs se mêlent. À un tel point que les groupes mixtes sont légion et que toute velléité de la part des adultes pour les briser serait vouée à l’échec. De retour à l’école, en revanche, les enfants se rassemblent en groupe de garçons et de filles quand il s’agit de reprendre les matériaux et d’y réfléchir. Cette dynamique, pas toujours linéaire, est conforme à ce que rapporte Lassiter (2005a) sur le rythme propre à l’ethnographie collaborative.
Au cours des ateliers, les groupes d’enfants discutent des résultats obtenus et font des propositions en termes de diffusion et de restitution. En l’occurrence, l’intention des adultes est de faire en sorte que les ateliers aboutissent à des productions concrètes, comme les « galeries communautaires » de photos. Il ne s’agit donc pas d’aboutir à une sorte de consensus « mou » autour d’une somme de connaissances à acquérir ou à partager sous la supervision d’un adulte ; il ne s’agit pas non plus d’additionner les témoignages individuels ; il s’agit plutôt d’initier un processus participatif autour d’un travail collaboratif (Chauvier, 2003; Vidal, 2011; Suremain, sous presse). « Participer » n’est pas le résultat de la synthèse sommaire et artificielle des propositions, mais au contraire de la mutualisation d’expériences dans le but de construire un nouveau type de connaissances et de restitution.
Pour revenir à la question de départ, à savoir si le terrain des enfants ressemblait à celui de l’ethnologue, il convient avant tout de procéder à quelques rappels. En anthropologie, mais aussi chez certains tenants des Childhood Studies, cette question a fait couler beaucoup moins d’encre que celle concernant la place qui leur était réservée dans l’enquête. C’est en particulier le cas des auteurs qui s’interrogent sur « la voix de l’enfant » (Alderson, 1995; Christensen, 2004; Alderson et Morrow, 2011; Christensen et James, 2000; Christensen, 2000 ; Christensen et Prout, 2002; Allerton, 2016). Plus précisément, les auteurs se sont intéressés à l’approche participative avec les enfants, suivant en cela les travaux des psychologues. Dans un premier temps, la recherche-action participative est née dans les années 1970 dans un contexte de forte demande d’urgence humanitaire et ensuite de développement militant, notamment dans les pays dits du « tiers-monde » (Fals-Borda, 1987 ; Frideres, 1992). Elle s’est progressivement diffusée dans le monde en se focalisant sur les jeunes puis les enfants (Thomas et O’Kane, 1998; Christensen et James, 2000; Christensen, 2004; Bennett, 2004; Suremain, 2012, sur la notion d’« ethnographie participative »). L’un des principaux défis était, pour les ethnologues, de dépasser le simple jeu de rôle et de s’inscrire dans une interaction prolongée avec des enfants pris comme de véritables acteurs (Mandell, 1988). L’ensemble de ces questions interroge l’agency, c’est-à-dire la capacité de l’enfant à prendre des initiatives et des décisions en mettant l’accent sur sa plus ou moins grande autonomie par rapport aux adultes (James, 2009; Lancy, 2012; Meloni et al., 2015).16
Dans le cas des reportages et du « travail de terrain » des enfants, on peut observer que leur voix et leur agency ne sont ni débridées ni contraintes, mais que leur expérience se situe quelque part entre les deux (Lassiter, 2001). Les enfants prennent clairement des initiatives dans le cadre formel qui leur est proposé (le reportage) ; ils le contournent souvent pour l’investir d’un sens nouveau selon une succession de dynamiques individuelles et collectives - bien au-delà du cadre du projet.17
« Patrimoine des enfants » vs. « Patrimoine des adultes»?
La collaboration des enfants à l’ethnographie de « leur » patrimoine, c’est-à-dire de celui qui fait sens pour eux, leur a permis de transformer et de s’approprier d’une notion qui leur était étrangère au départ.18 Cette dynamique contredit deux idées communément admises : la première est que le patrimoine ne se limite pas à la transmission du passé aux générations futures puisque le présent peut aussi être transmis au présent ; la seconde est que le patrimoine ne se transmet pas uniquement des adultes aux enfants, mais également des enfants aux enfants et des enfants aux adultes, à l’instar de certaines formes de transmission (Wolcott, 1982; Hirschfeld, 2003; Suremain, 2006; Berliner, 2010; Suremain et Cohn, 2015).
La question des régimes d’historicité
La première question, celle de la transmission du passé vers le futur et du présent au présent, débouche sur celle des régimes d’historicité, autrement dit sur les continuités, les ruptures et les transformations de la société à travers le temps. Dans sa conception classique de sauvegarde, la mise en patrimoine ou patrimonialisation, vise à transmettre de la manière la plus « authentique » possible une production et/ou une ressource matérielle ou immatérielle aux générations futures. Cette façon d’entrevoir le patrimoine peut entraîner ce que les historiens appellent l’« invention de la tradition » (Hobswaum et Ranger, 1983), résultante d’un double mouvement : 1) l’immobilisation du temps et 2) la « purification » des expressions culturelles et naturelles. Dans cette optique, la patrimonialisation va de pair avec les notions de tradition, d’authenticité, de temps suspendu, voire d’éternel présent (Lenclud, 1987), et peut même conduire à une certaine « mythification de la réalité » (Sahlins, 1981) ou d’« anachronisme patrimonial » (Suremain sous presse).
L’appropriation de la notion de patrimoine par les enfants va plutôt à l’encontre de cette idée. Elle pose précisément la question cruciale de la reconnaissance patrimoniale d’expressions naturelles et/ou culturelles qui se détachent du passé et s’intéresse aux déchets et/ou aux productions industrielles habituellement dévalorisées. Ce qui fait sens pour les enfants, et qu’ils appellent un « patrimoine vivant », est ce qui leur permet de se démarquer du monde des adultes et de s’affirmer en tant que groupe. Les étals de bonbons et les vêtements sont, à l’occurrence, des productions culturelles qu’ils valorisent au plus haut point, car elles représentent la manière comment ils se perçoivent, elles leur donnent une identité et leur permettent d’affirmer leur position d’enfants vis-à-vis des adultes. De même, les décharges d’ordures ménagères, les graffitis, les cactus et les friches industrielles font partie de leur quotidien et, à ce titre, sont dignes de reconnaissance et d’intérêt. Mais la mise en patrimoine par les enfants ne se limite pas pour autant à la valorisation d’objets, d’expressions et/ou d’espaces marginaux. Ils valorisent également ce que les spécialistes du patrimoine appellent les « productions intangibles » ou « immatérielles », telles que les blagues, les échanges, le partage, les rires ; en somme, l’état d’esprit qui règne entre eux à l’occasion des reportages et qui façonne leur identité. À leur façon, les enfants expriment ouvertement les fortes tensions existant entre les dimensions matérielles et immatérielles qui mobilisent une grande partie des débats théoriques sur le patrimoine.
L’opposition entre le patrimoine « mort » et « vivant » établie par les enfants est une autre piste de réflexion permettant d’alimenter le débat sur les régimes d’historicité. Pour eux, il est difficile de s’approprier de ce qui est « mort » puisqu’il n’y a pas d’interaction possible : une pierre, même chargée de valeur historique et identitaire, ne peut faire l’objet d’un échange, autrement dit, elle est incapable de s’animer ou d’être investie d’une « autre vie ». La pierre, et par extension le site archéologique, est un patrimoine « mort » qui s’inscrit du côté des adultes. Les choses qui s’échangent et qui peuvent avoir une utilité - les bonbons, les vêtements ou les plantes - sont en revanche « vivantes » ; elles sont du côté de la « vie » et des enfants. Ces objets et ces expressions sont, en d’autres termes, des « objets animés » qui servent de support à des relations sociales ancrées dans la vie quotidienne. Ces considérations font par ailleurs largement écho aux théories de « l’incorporation de l’objet », c’est-à-dire au prolongement du corps dans l’objet, alors que celui-ci finit par s’animer comme la conséquence d’une sorte d’apprivoisement mutuel (Warnier et Julien, 1999).
La question de la « transmission horizontale » et de la « transmission ascendante »
Un autre point renvoie à deux déclinaisons de la transmission, relativement négligées dans la littérature jusqu’à présent : d’une part, non plus la transmission d’adultes aux enfants (« transmission descendante »), mais d’enfants aux enfants (« transmission horizontale »), et d’autre part, d’enfants aux adultes (« transmission ascendante »). Nous nous intéressons dans ce texte aux deux dernières formes, qui sont tout particulièrement valorisées par les discours des enfants. Peut-on pour autant parler de « patrimoine enfantin » ? Et dans le cas d’une réponse positive, est-il possible de savoir de quoi il est composé ?
À partir des exemples qui ont été donnés, nous constatons que les enfants font allusion, parfois explicitement, à l’existence d’un monde qui leur serait propre, appelé par Delalande (2009) et Arleo et Delalande (2011) l’« entre-enfants » ou la « culture enfantine ». Cet « entre-enfants » échapperait, dans une large mesure, aux adultes, incarnés ici par les scientifiques qui encadrent les activités du projet. Ce monde se constituerait d’objets (vêtements, confiseries, plantes, ordures, graffitis…), mais également de valeurs (échanges, blagues, convivialité…) que les adultes, précisément parce qu’ils appartiennent à un autre monde, ne pourraient connaître ni comprendre. À peine les adultes pourraient-ils influencer cet entre-enfants par l’entremise des cadres fixés par des activités : sorties, projet, galerie communautaire. En témoigne la façon dont les enfants, à chaque occasion, s’investissent dans les activités et se les réapproprient, parfois en les détournant.
Au demeurant, il semblerait que les enfants se considèrent capables d’infléchir la vision des adultes. Dans une certaine mesure, leurs propositions, leurs photos et leurs commentaires montrent qu’ils comprennent parfaitement ce que les adultes veulent dire ou faire puisque leurs propositions, leurs photos et leurs commentaires se posent et se pensent fréquemment par opposition à ceux des adultes. Les initiatives des enfants, prendre par exemple la parole pour parler de patrimoine à la radio, illustrent bien leur « capacité » (agency) à s’affranchir des cadres d’action et de pensées qui leur sont proposés. Un autre exemple est donné par les expressions du patrimoine retenues par les enfants lors des « reportages ». Les graffitis, les cactus, les sucreries ou les vêtements forment un assemblage composite et inédit, du moins pour les adultes, que l’on pourrait appeler « patrimoine enfantin » puisqu’il s’agit de celui que les enfants voudraient transmettre non seulement à leurs enfants dans le futur, mais aussi à leurs congénères et surtout aux adultes au présent, et de façon simultanée. Une fois encore, leur prise de parole publique à vocation pédagogique, destinée tout autant aux autres enfants qu’aux adultes de l’assistance, le montre.19 Les enfants indiquent bien, dans leurs explications et leurs récits, qu’il faut expliquer aux adultes ce qui est évident pour eux. Ce qui apparaît visible, manifeste et authentique aux enfants est invisible et peu compréhensible pour adultes vis-à-vis desquels les premiers doivent faire preuve de pédagogie. Il s’agirait, en quelque sorte, d’une sorte de « restitution enfantine » destinée aux adultes. De même, les enfants affirment pouvoir saisir immédiatement le sens profond des affiches, contrairement aux adultes qui ne peuvent, du fait de leur position d’adultes, qu’en entrevoir certaines dimensions. La construction du « patrimoine enfantin » s’opèrerait ainsi dans le même environnement tangible que celui des adultes, mais en prenant toute sa signification dans l’entre-enfants, ce monde à la fois parallèle et divergent qui renverrait à des significations, des usages, des logiques et, surtout, à des relations sociales qui échappent a priori aux adultes.
C’est sur l’ensemble de ces questions que le patrimoine enfantin semble finalement se distinguer du patrimoine traditionnel ou de la « transmission verticale » des adultes. Ce patrimoine enfantin serait : horizontal, invisible ou presque aux yeux des adultes, propre au monde de l’entre-enfants, doté de significations très partiellement compréhensibles pour les adultes ; il valoriserait le présent et la transformation ; il embrasserait à la fois des dimensions matérielles et immatérielles de la vie. D’une certaine façon, les enfants semblent éviter le piège du morcellement extrême de la notion de patrimoine (intangible, matériel, architectural, alimentaire, religieux…), un piège dénoncé par ailleurs par plusieurs auteurs (Jeudy, 2008; Heinich, 2009; Tornatore, 2010; Bortolotto, 2011), qui en proposent une vision davantage holistique.
Conclusion: Le patrimoine vu, vécu et restitué par les enfants
Le projet présenté dans cet article, qui portait à l’origine sur la sensibilisation des enfants au patrimoine, s’est progressivement mué en une véritable expérience de recherche, avec les enfants, sur les façons qu’ils ont de percevoir et de « pratiquer » le patrimoine. L’apprentissage du patrimoine, au départ formel, par les enfants, a débouché sur une série d’activités complémentaires qui ne se limitaient pas à leur dimension ludique (« reportage », galerie de photos, émissions radiophoniques…). En effet, celles-ci ont mis à jour non seulement une forte compréhension de la notion scientifique, par définition complexe, du patrimoine, mais elles ont également permis son appropriation, ainsi que des usages d’après des logiques qui l’interrogent en retour. Dans ce contexte, la participation des enfants au dispositif dans son ensemble a débouché sur une forme inédite de partage et d’échange, permettant de dépasser la question de l’instrumentalisation de l’enfant, et d’inspirer ce que nous avons appelé l’« ethnographie collaborative ». Tout au long du projet, les questions posées par les adultes chercheurs, mais aussi par les enfants, n’ont cessé d’enrichir les unes aux autres, d’évoluer et d’ouvrir des pistes de recherche : qu’est-ce que le patrimoine des enfants ? En quoi permet-il d’interpeller la conception classique, « adulte », du patrimoine ? Comment se déclinent les formes de transmission valorisées par les enfants ? Jusqu’à quel point les chercheurs adultes influencent-ils les logiques enfantines, et réciproquement ?
Les différentes activités auxquels ont collaboré enfants et chercheurs montrent le rapport ordinaire et quotidien, voire intime, que les enfants entretiennent avec le patrimoine. Ce dernier ne saurait se limiter à la transmission aux générations futures d’une expression ou d’une ressource naturelle et/ou culturelle définie au préalable par les adultes. Il faut comprendre le « patrimoine » comme une notion beaucoup plus large concernant l’ensemble des manifestions du vivant, en opposition à ce qui est statique (« mort »), grâce à l’intervention des enfants. L’appropriation du patrimoine par les enfants, marque ici une certaine rupture avec le patrimoine des adultes, en tout cas dans sa perception et ses usages, car il semble éloigné des préoccupations ordinaires, quotidiennes et intimes des enfants. Le projet aura ainsi permis de réfléchir sur la façon dont l’ethnologue et l’archéologue sont conduits à partager leur conception du patrimoine, mais aussi à prendre en compte celle des enfants. Le patrimoine que les enfants leur donnent à voir, qu’ils présentent comme « vivant », les incite à revenir sur des problématiques plus générales qu’il faudrait explorer davantage. L’autre avantage de l’ethnographie collaborative est la facilité avec laquelle les enfants se prêtent au jeu de la déconstruction théorique et méthodologique. Comme nous l’avons constaté à plusieurs reprises, les enfants n’hésitent pas à critiquer ce qui se dit et se fait, ni à proposer d’autres façons de faire, de voir et de penser. Ces alternatives ouvrent des perspectives que les chercheurs n’osent pas aborder pour de multiples raisons. Par rapport aux idées avancées par ces derniers, les enfants disent ce qu’ils pensent « sans complexes » ; critiquer est même, pour eux, une façon de s’affirmer en tant qu’enfants.
Enfin, dans cette recherche, la position du chercheur - en tous cas de l’ethnologue - n’était ni plus ni moins aisée que dans une configuration de recherche avec des adultes. Certes, travailler avec des enfants qui observent des expressions naturelles et culturelles exige de s’intéresser tantôt aux enfants, tantôt à ce qui les intéresse. Mais la difficulté est, semble-t-il, la même lorsque l’on travaille avec des adultes. D‘une certaine façon, l’ethnographie avec les enfants requiert autant d’attention et de rigueur qu’avec des adultes (Razy, 2014). En revanche, il s’avère que les enfants se plient bien plus volontairement à la collaboration que les adultes. Collaborer est une acquisition que les enfants mettent régulièrement en pratique à l’intérieur de l’école comme à l’extérieur. Cette habitude a certainement facilité le processus. Pour l’ethnologue, il est plus rare de collaborer véritablement avec d’autres collègues. Hormis les expériences de recherche sur l’action participative interdisciplinaire dans les projets de développement, l’exigence de mener une recherche individuelle s’impose comme la norme académique. Sans doute aussi parce que, dans la tradition de la discipline, la vision d’ensemble du terrain, des données et des analyses qui en résultent est non seulement la conséquence d’une longue relation interindividuelle entre l’ethnologue et ses informateurs, mais aussi le fruit d’une réflexivité de l’ethnologue qui fonde la relation ethnographique. Sur ce point, les enfants réapprennent aux adultes une pratique qu’ils ont oubliée.