Le mouvement hippie apparaît à bien des égards comme l’un des courants de contre-culture les plus importants du XXe siècle.1 Il se caractérise, à grands traits, par la remise en cause des valeurs traditionnelles, le refus des guerres, du capitalisme consumériste et de la rigidité de certains rôles sexuels et genrés, et prône, au contraire, une forme de néo-rousseauisme ou retour à la nature, l’examen des cultures et des spiritualités étrangères, l’hédonisme et l’expérimentation sexuelle, la mise en place de nouveaux liens familiaux et amicaux. San Francisco et, plus précisément, le quartier de Haight-Ashbury, sont considérés, à juste titre, comme le cœur du mouvement hippie (Chastagner 2011: 97; Leriche et Rubin 2011: 119-129). Michel Lancelot souligne que les collines de cette ville californienne ne sont pas loin de symboliser «son refus de la platitude, et du nivellement, sa libéralité, souvent son anticonformisme» (1972: 63-64). C’est là que se sont installées les premières communautés s’opposant à la société mainstream(Dister 2006: 114; Hoskyns 2006: 9), c’est là que le terme hippie, dérivé probablement de hip, «dans le coup», est apparu au milieu des années 1960 dans un journal (Labin 1970: 25; Lombard 1972: 9; Creagh 1983: 167; Robert 2011: 57). Néanmoins, si San Francisco est un lieu iconique de la contre-culture, le mouvement n’est pas resté circonscrit à ce seul territoire mais s’est largement diffusé tant aux États-Unis que dans bien d’autres parties du monde dont le Mexique. Est-ce à dire que, dans le cas précis de ce pays, l’influence du mouvement n’a été qu’unilatérale, dans le sens nord-sud? Il semble, au contraire, que le Mexique a contribué puissamment à définir plusieurs aspects essentiels de la culture hippie comme l’utilisation de drogues et l’exaltation de l’indianité.
La consommation de substances hallucinogènes est, en effet, l’une des caractéristiques principales du mouvement hippie, l’idée étant d’accéder à des états de conscience inhabituels, des sensations nouvelles et intenses, d’autres réalités difficiles à décrire pour le profane (Plossu 1970: 47; Allain 1973: 14-17; Lanternari 1983: 78; Evans Schultes, Hofmannet Rälsch 2000: 12; Chambon 2007: 17). On emploie fréquemment à leur propos le terme «psychédélique», du grec psyche, «l’esprit», et delos, «ce qui est révélé» (Chastagner 2001: 101), un néologisme inventé en 1961 par le psychologue Timothy Leary qui traduit cette exaltation ou expansion de l’esprit provoquée par l’absorption de certains produits (Lombard 1972: 133; Robert 2011: 85). Outre le cannabis qui «se démocratise» dans les années 1960 (Saint-Jean Paulin 1997: 119), des produits chimiques comme le LSD2 ou d’autres d’origine végétale font leur apparition. Or, ces plantes, particulièrement appréciées par les hippies en raison de leur caractère naturel et sacré au sein des cultures indiennes (Saint-Jean Paulin 1997: 125), proviennent essentiellement du Mexique. Il s’agit du peyotl, de champignons et de l’ololiuhqui.
Le peyotl, mot d’origine nahuatl signifiant vraisemblablement «stimuler», «mettre en mouvement», «exciter» (Rouhier 1989: 7), est un petit cactus sans épines qui pousse dans des zones semi-désertiques du nord du Mexique et du sud du Texas (Benzi 1972: 295; Stewart 2001: 19; Agustín 2012: 47). Il possède des graines rouges en forme de haricots qui, une fois desséchées et broyées, donnent une drogue aux propriétés psychédéliques (Labin 1970: 90-91; Saint-Jean Paulin: 1997: 126). La plante renferme, en effet, neuf alcaloïdes, dont la mescaline qui produit des hallucinations colorées (La Barre 1964: 127).
Son utilisation ne date pas de la période hippie, puisque les chamans, les chefs et les guerriers indiens l’utilisaient déjà à des fins curatives et divinatoires depuis plusieurs siècles (Pivano 1977: 27-28). De nombreux témoignages vont dans ce sens. Ainsi, au XVIe siècle, Francisco Hernández (1571-1576), Bernardino de Sahagún (1577) et Juan de Cárdenas (1591) notent déjà que:
On attribue des propriétés merveilleuses à cette racine, s’il faut prêter foi à ce qu’on en dit communément. Elle permet à ceux qui en prennent de prévoir et de prédire des choses.3
Il y a une autre plante, semblable aux truffes, elle s’appelle «peyotl»; elle est blanche et pousse dans les parties les plus septentrionales ; ceux qui la mangent ou la boivent ont des visions effrayantes ou amusantes; cette ivresse dure deux ou trois jours puis elle cesse; c’est une consommation habituelle chez les Chichimèques, car cela les soutient et leur donne du courage pour le combat en les mettant à l’abri de la peur, de la soif et de la faim; ils croient même que cela les protège de tout danger.4
Parlant avec vérité du peyote, du poyomate et de l’hololisque qui, s’ils sont pris par la bouche, privent tant de jugement le misérable qui en fait usage que, entres autres terribles et épouvantables fantômes, ils leur montrent le démon, et même, selon certains, ils leur font connaître les choses à venir, ce qui est la marque de la ruse de Satan, dont le rôle est de tromper avec la permission divine le misérable qui le recherche en de semblables occasions.5
Aux XVIIe et XVIIIe siècles, apparaissent d’autres récits identiques, signés de religieux, souvent des Jésuites, comme Domingo Lázaro Arregui (1621), Andrés Pérez de Ribas (1645), Andrés Estrada Flores (1659), Francisco Javier Alegre (1763) ou bien José Arlegui (1737), lequel remarque dans la province mexicaine de Zacatecas (centre-nord du Mexique) que:
La racine qu’ils vénèrent le plus s’appelle peyotl, qu’ils moulent et boivent pour toutes leurs maladies; et ce ne serait pas si grave s’ils n’abusaient de ses vertus: car pour découvrir les choses futures et connaître le résultat de leurs batailles, ils la boivent broyée dans l’eau et, comme elle est très forte, elle les enivre avec des accès de folie, et toutes les imaginations fantastiques que leur procure cette horrible boisson sont considérées comme des présages du destin, s’imaginant que la racine leur a révélé leurs succès futurs.6
Plus proches de nous, les ethnologues du XXe siècle ont observé que le peuple huichol (centre-ouest du Mexique), dont les rites perpétuent un héritage précolombien (Furst 1974a: 123), vénère le híkuri, nom donné au peyotl,7 au point d’organiser des «chasses» rituelles de la plante qui prennent la forme de longs pèlerinages de plus de 400 kilomètres afin d’atteindre Wirikuta, un endroit mythique situé dans les déserts de San Luis Potosí. Là, en lien avec une légende concernant le dieu du vent Tama’ts Pariké, ont lieu des cérémonies en hommage au cerf sacré durant lesquelles l’absorption de peyotl joue un rôle essentiel (Allain 1973: 40-41; Marroquín 1975: 35; Rouhier 1989: 92; Evans Schultes 1995: 9-18; Evans Schultes, Hofmannet Rälsch 2000: 148-150; Agustín 2012: 48).
S’il est redécouvert massivement par les hippies à partir des années 1960, le peyotl n’est donc pas une plante aux effets méconnus jusqu’alors. D’ailleurs, quelques années voire quelques décennies plus tôt, plusieurs écrivains occidentaux - les Français Antonin Artaud (1974) et Charles Duits (1994) ou le Britannique Aldous Huxley (1977), par exemple —en avaient fait l’expérience, décrivant combien leur imagination, leurs sens et leurs sensations avaient été stimulés par l’ingestion de la plante grâce à laquelle ils accomplissaient un voyage intérieur.8 Aux États-Unis, l’Église des Amérindiens, la Native American Church, fondée en 1918, utilisaient déjà le peyotl pour ses sacrements, ce qu’elle continue de faire.9
Le Mexique regorge également de champignons contenant de la psilocybine —environ la moitié des espèces mondiales (Guzmán 1995: 84)—, une substance aux effets hallucinogènes proches de ceux du LSD (Les hippies 1968: 226; Labin 1970: 92; Chambon 2007: 175). Les propriétés de ces champignons sont connues depuis des siècles par les Indiens et nombreux sont les chroniqueurs des XVIe et XVIIe siècles qui ont décrit le contexte de leur utilisation, souvent religieux, et les conséquences de leur ingestion, rappelant l’ébriété. C’est le cas, par exemple, de Francisco Hernández (1571-1576), Toribio de Benavente «Motolinía» (milieu du XVe siècle), André Thévet (seconde moitié du XVIe siècle), Bernardino de Sahagún (1577), Diego Durán (1587) et Jacinto de la Serna (1661):10
D’autres [champignons], quand on les mange, n’entraînent pas la mort mais une folie parfois durable, dont le symptôme est une sorte d’hilarité irrésistible. On les appelle communément teyhuinti. Ils sont de couleur fauve, d’un goût amer et possèdent une certaine fraîcheur qui n’est pas désagréable. D’autres encore, sans provoquer le rire, font défiler devant les yeux des visions de touts sortes, comme des combats ou des images de démons. D’autres, parce qu’ils sont redoutables et effrayants, étaient les plus recherchés par les nobles pour leurs fêtes et leurs banquets; ils atteignaient des prix extrêmement élevés et étaient ramassés avec beaucoup de soin. Cette espèce est de couleur foncée et d’une certaine âcreté.11
Ils avaient une autre façon d’atteindre l’ébriété qui aiguisait leur cruauté. Ils utilisaient certains champignons ou petits mousserons car il y en a dans ce pays comme en Castille; mais ceux d’ici sont d’une espèce telle que, les mangeant crus et en raison de leur amertume, ils boivent après eux et mangent avec eux du miel d’abeille; et bientôt après ils avaient mille visions et particulièrement des serpents. Comme ils perdaient complètement la raison, il leur semblait que leurs jambes et leur corps étaient pleins de vers qui les dévoraient vivants, et ainsi, à demi enragés, ils sortaient de leurs maisons, désirant que quelqu’un les tue; et suite à cette ivresse bestiale et à la fatigue qu’ils en éprouvaient, il arrivait à l’occasion que l’un d’eux se pende et, en outre, ils étaient plus cruels que d’habitude les uns envers les autres. Ils appelaient ces champignons dans leur langue teonanacatl, ce qui signifie chair de Dieu ou du Diable qu’ils adoraient et de cette façon, avec cette amère nourriture, ils recevaient leur Dieu cruel en communion.12
[parlant du peuple otomí] Il pourtoyt grand révérence aux dieux et avoyt grand soing des temples et cérémonies; il ordona aussi que les jeunes hommes et filles dancessent aux temples despuys le soyr jusques à minuict pour donner plaisir aux dieux. […] [I]l leur fit faire des vestements les plus beaux qu’il peut […] et dançant tousiours davant eux tant ceux de la ville que les prochains voisins, les quels le diable abeusoyt leur faisant manger quelque herbe quils noment nauacatl la quelle les faisoyt hors de sens et voyr beaucoup de visions.13
[parlant des marchands de retour d’un long voyage] La première chose que l’on mangeait pendant la fête, c’était de petits champignons noirs qu’on appelait nanacatl, qui enivrent et causent des hallucinations et même provoquent la luxure. Ils en mangeaient avant qu’il fît jour et ils prenaient également du cacao avant l’aurore. Ils mangeaient ces petits champignons avec du miel et, quand ils se sentaient échauffés sous leur influence, ils commençaient à danser. Quelques-uns chantaient, d’autres pleuraient parce qu’ils étaient ivres avec les petits champignons. Certains ne voulaient pas chanter mais s’asseyaient dans leurs chambres et restaient là, pensifs. Quelques-uns voyaient dans une vision qu’ils mouraient et se mettaient à pleurer. D’autres voyaient dans une vision qu’ils étaient dévorés par quelque bête sauvage. D’autres voyaient dans une vision qu’ils faisaient des prisonniers à la guerre. D’autres voyaient dans une vision qu’ils devaient devenir riches. D’autres voyaient dans une vision qu’ils devaient posséder beaucoup d’esclaves. D’autres voyaient dans une vision qu’ils devaient commettre l’adultère et qu’on leur écraserait la tête pour ce méfait. D’autres qu’ils tueraient quelqu’un et que, en conséquence, ils seraient tués. D’autres voyaient dans une vision qu’ils se noieraient. D’autres voyaient dans une vision qu’ils tomberaient d’une hauteur et mourraient de la chute. Ils voyaient tous ces événements désastreux dans une vision. D’autres voyaient dans une vision qu’ils s’enfonçaient dans de l’eau, dans un tourbillon. Quand l’ivresse des champignons s’était dissipée, ils parlaient entre eux des visions qu’ils avaient eues.14
[parlant des Chichimèques, des Indiens nomades du nord du Mexique] Ils faisaient de même avec ceux qu’ils appellent nanacatl, qui sont les champignons mauvais qui enivrent comme du vin. Et ils se rassemblaient dans une plaine après en avoir mangé, où ils dansaient et chantaient jour et nuit tout à leur aise, le premier jour surtout car, ensuite, le lendemain, tous pleuraient abondamment, en disant qu’ils se nettoyaient et lavaient leurs yeux et leurs visages avec leurs larmes.15
Il y a dans cette région des petits champignons qui s’appellent teonanácatl. Ils poussent sous l’herbe dans les champs ou dans des déserts. Ils sont ronds et ont un petit pied long, mince et rond. Quand on les mange, ils ont mauvais goût, font mal à la gorge et enivrent. Ils sont utilisés comme des médicaments contre les fièvres et la goutte. Il ne faut pas en manger plus de deux ou trois. Ceux qui les mangent ont des visions et ressentent des palpitations au cœur. Ceux qui en mangent beaucoup, voire peu, sont portés à la luxure.16
Le sacrifice terminé, et les marches du temple et la cour restant baignées de sang humain, ils s’en allèrent tous manger des champignons crus, une nourriture qui leur faisait perdre à tous la raison et les laissait dans un état pire que s’ils avaient bu beaucoup de vin; ils étaient tellement ivres et privés de raison que beaucoup se suicidaient, et grâce au pouvoir de ces champignons, ils avaient des visions et l’avenir leur était révélé, le Diable leur parlant durant leur état d’ivresse.17
[…] était arrivé un Indien, originaire du village de Tenango, grand maître des superstitions. Il s’appelait Juan Chichiton, ce qui signifie «petit chien», et il avait apporté les champignons de couleur rouge que l’on cueille dans les bois. Avec eux, il avait pratiqué une grande idolâtrie et, avant de la raconter, je souhaite décrire la propriété desdits champignons qui sont appelés en langue mexicaine Quautlan nanacatl. Ayant consulté le licencié don Pedro Ponce de León, […], il me dit que ces champignons étaient petits et rouges et que, pour les ramasser, les prêtres et les vieux spécialistes envoyés pour ces impostures allaient dans la forêt où ils restaient en prière et en propos superstitieux pendant presque toute la nuit. À l’aube, quand se levait une certaine brise qu’ils connaissent bien, ils cueillaient alors les champignons, leur attribuant la divinité, ayant en fait les mêmes propriétés que l’ololiuhqui ou le peyotl, parce que, si on les mange ou on les boit, ils enivrent et privent de raison et leur font croire à mille choses insensées. Ainsi, à tous les présents à la fête, ce Juan Chichiton […] donna à manger ces champignons sous forme de communion et à boire du pulque […], de sorte qu’avec les champignons d’une part et le pulque d’autre part, ils perdirent tous la tête ce qui fut lamentable.18
L’idée que la consommation du teonanácatl ait, pour les catholiques, un lien avec l’œuvre du démon apparaît clairement dans deux dessins. Le premier, qui présente un énorme champignon sur lequel se dresse un monstre, accompagne l’œuvre de Bernardino de Sahagún; le second, où un consommateur tourne le dos au dieu aztèque de la mort Mictlantecuhtli, se trouve dans le Codex Magliabecchiano, un document iconographique du milieu du XVIe siècle (Heim et Wasson 1958: 35).
À la fin des années 1950, c’est Robert Gordon Wasson qui a popularisé les propriétés de certains champignons mexicains. Le 13 mai 1957, il publie dans le magazine états-unien Life un long article dans lequel il explique l’origine de sa passion fongique et ses expérimentations et visions auprès de la chamane María Sabina.19 Appelés «saints enfants» ou «petits anges» par les Mazatèques (Heim et Wasson 1958: 53; Rodríguez 2016: 75; Rodríguez Venegas 2017: 27), les champignons ingérés par Wasson, perçus comme l’émanation du sang que le Christ déversa sur la terre (Rodríguez 2016: 75), permettraient un voyage dans l’au-delà selon María Sabina:
Il y a un monde au-delà du nôtre, un monde invisible, lointain mais aussi proche. Là, Dieu vit, les morts, les esprits et les saints vivent; c’est un monde où tout s’est déjà produit et où tout est connu. Ce monde parle, il a son propre langage. Je répète ce qu’il me dit. Les champignons sacrés me prennent et m’amènent au monde où tout est connu. Ce sont eux, les champignons sacrés, qui parlent d’une manière que je peux comprendre. Je leur pose des questions et ils me répondent. Quand je reviens du voyage, je dis ce qu’ils m’ont dit, ce qu’ils m’ont montré.20
C’est aussi au Mexique, à Cuernavaca, à 80 km au sud de la capitale mexicaine, que Timothy Leary ingère pour la première fois les champignons hallucinogènes. L’action, qui se déroule au cours de l’été 1960, est racontée ainsi par le psychologue:
Jadis, il y a fort longtemps, par un après-midi ensoleillé dans le jardin d’une villa de Cuernavaca, j’avalai sept champignons sacrés qui m’avaient été donnés par un savant de l’université de Mexico. Pendant les cinq heures suivantes, je me trouvai entraîné dans le déferlement d’une expérience que je pourrais tenter de décrire grâce à de nombreuses et extravagantes métaphores, mais qui fut avant tout et sans aucun doute la plus profonde expérience religieuse de ma vie (1979: 1).
Je m’ouvris à la félicité, comme les mystiques qui, dans les siècles passés, avaient jeté un coup d’œil furtif de l’autre côté du rideau pour découvrir que ce monde -si manifestement réel- n’était en fait qu’une minuscule scène de théâtre échafaudée par l’esprit. Il y avait un océan de possibles là dehors (là-dedans), d’autres réalités, un éventail illimité de programmes pour des avenirs différents (1984: 39).
Moins connue que le peyotl ou les champignons, une autre plante mexicaine,21 la Turbina corymbosa ou ololiuhqui, donne des graines aux propriétés hallucinogènes. Utilisée depuis la période précolombienne,22 elle est décrite pour la première fois en 1629 par Hernando Ruiz de Alarcón qui décide de combattre son utilisation chez les Indiens:
[l]’ololiuhqui est une sorte de graine comme des lentilles produites par une sorte de lierre d’ici, et si on boit cette graine, on perd la raison parce qu’elle est très puissante; c’est ainsi qu’ils communiquent avec le diable, puisque celui-ci leur parle généralement lorsqu’ils ont perdu la raison à cause de cette boisson et il les abuse sous différentes apparences et ils attribuent tout cela à la divinité qui se trouve, selon eux, dans ladite graine, appelée ololiuhqui o cuexpalli ce qui est la même chose.23
L’ololiuhqui intéresse les hippies car elle contient des acides proches du LSD qui provoquent un état hypnagogique, c’est-à-dire un état de conscience entre la veille et le sommeil au cours duquel ont lieu des hallucinations visuelles ou auditives (La Barre 1964: 130-131; Agustín 2012: 56).
Outre la présence de plusieurs plantes aux propriétés hallucinogènes sur son territoire, le Mexique a, de même joué un rôle central pour les hippies qui se sont intéressées aux cultures indiennes présentes également, bien entendu, aux États-Unis. Rejetant les valeurs de la société urbaine et s’inspirant de Rousseau ou d’Henry David Thoreau (Les hippies 1968: 25; Morin 1983: 133), les hippies entendent retrouver une forme de communion avec la nature que les peuples indiens n’auraient pas perdu à leurs yeux (Robert 2011: 225).24 Ils adoptent leurs tenues, portent les cheveux longs comme eux et, dans leur quête de spiritualité, vont s’intéresser au chamanisme.25 L’utilisation des drogues est, d’ailleurs, intimement liée à la religion. Comme le souligne le découvreur du LSD Albert Hoffman et comme nous l’avons déjà signalé, la psilocybine ou la mescaline «font partie des substances sacrées […] utilisées pendant des milliers d’années dans des cadres rituels» (Chambon 2007: 37-38). Dès lors, elles vont servir de fondement à une nouvelle «religion». Le philosophe Alan Watts pense ainsi que les hallucinations liées à la consommation de ces produits, notamment le LSD, mènent à l’extase mystique et donc à la communion avec l’au-delà et à la spiritualité (Watts 1971: 25; Saint-Jean Paulin 1997: 138; Robert 2011: 101-102), une opinion que partage Timothy Leary. Pour ce prosélyte, «[l]es drogues sont la religion du XXIe siècle», ajoutant que «[d]e nos jours, mener une vie religieuse sans utiliser de drogues psychédéliques, c’est comme si on faisait de l’astronomie à l’œil nu sous prétexte qu’il en était ainsi au Ier siècle après Jésus-Christ, et que les télescopes ne sont pas naturels» (1984: 41).
Si le Mexique et ses «richesses» ont inspiré les hippies anglo-saxons, ne peut-on pas considérer tout de même une certaine forme d’unilatéralité dans la diffusion du mouvement. En effet, les Mexicains n’ont-ils pas redécouvert certains aspects de leur culture grâce à leurs voisins du nord? Il semble, en effet, que ce soit le cas. Néanmoins, contrairement aux hippies états-uniens qui n’ont fait qu’idéaliser et essentialiser les minorités ethniques (les Indiens comme les Afro-descendants) sans les inclure véritablement au sein de leur mouvement, les hippies mexicains issus des classes moyenne et bourgeoise (Zolov 1995: 349) 26 sont parvenus à rallier à leur cause de jeunes Indiens et, plus important encore, dans un pays qui s’est construit sur le mythe du métissage absolu et sur l’oubli de l’héritage des peuples méso-américains (si ce n’est dans le folklore), à porter une nouvelle conception de la nation visant à revaloriser l’Indien mexicain et à se réapproprier sa culture (Marroquín 1975: 12-29; Guillén Escamilla 2004: 59-61; Agustín 2012: 76-77). Si les détracteurs des hippies au Mexique ont vu dans le mouvement un nouveau colonialisme états-unien,27 il a pourtant pris des formes autochtones,28 dont la première et non la moindre, sans toutefois la surévaluer, a été une plus forte conscientisation politique.29 Il s’agit-là d’un élément qui perturbe la société conservatrice mexicaine. Il en va de même avec l’utilisation des drogues et la libération de la sexualité, laquelle est également une des grandes caractéristiques du mouvement hippie.
Cette sexualité plus libre est favorisée par la vie en communauté, la légalisation de la pilule contraceptive et l’utilisation de diverses drogues qui lèvent les inhibitions et poussent au rapprochement et à la communion avec autrui (Leary 1984: 148-149; Saint-Jean Paulin 1997: 99-101, 142; Lacroix 2006: 29; Robert 2011: 151-152, 155, 164). Influencés par la lecture du psychanalyste Wilhelm Reich pour qui l’orgasme et une vie sexuelle active engendrent une bonne santé physique et mentale (Reich 1970; Monneyron 2011: 203-204), de même que par celle du philosophe Herbert Marcuse (1963: 15 et suivantes) qui imagine une société conciliant plaisir et travail, les hippies s’adonnent désormais à de multiples expérimentations sexuelles, dont Frédéric Robert (2001: 164) nous livre un aperçu dans La révolution hippie.30 Mais cette sexualité explicite est aussi politique. Elle lutte contre les tabous et les normes morales des sociétés puritaines fondées sur le modèle de la famille bourgeoise (virginité avant le mariage, fidélité ensuite, nécessité d’avoir des enfants, etc.) (Robert 2011: 151). En revanche, contrairement aux idées reçues, le mouvement hippie ne remet guère en cause la place des femmes dans la société. De manière toujours fort patriarcale, la femme continue d’être perçue comme un objet sexuel et reste cantonnée aux fonctions domestiques, notamment au sein des communautés (Saint-Jean Paulin 1997: 104-106; Chastagner 2011: 109).31
Usage de drogues, libération sexuelle et conscientisation politique expliquent la répression dont ont fait l’objet au Mexique les hippies, étrangers comme mexicains, pendant une dizaine d’années. Dès 1963, Timothy Leary et son assistant Richard Alpert sont ainsi expulsés de leur hôtel de Zihuatanejo (Guerrero). Après avoir fondé au début de l’année l’International Foundation for Internal Freedom (Fondation internationale pour la liberté intérieure), ils avaient convié la presse et la télévision mexicaines à faire un reportage sur leur «colonie de vacances psychédélique», selon les propres mots de Leary (1984: 175). La suite est racontée par Barry Miles, un spécialiste britannique de la contre-culture:
Les journalistes sont accueillis par une femme d’un certain âge, nue et hystérique, arborant un Christ en croix grossièrement peint sur le corps. En plein bad trip, elle surgit dans l’encadrement d’une porte. Dans un pays catholique comme le Mexique, la bourde est de taille. Timothy Leary et sa suite sont cueillis, embarqués dans des camions et renvoyés manu militari aux États-Unis par avion spécialement affrété (2004: 70).32
Dans le sillage de Timothy Leary et, plus encore, après la diffusion des articles de Robert Gordon Wasson sur les champignons hallucinogènes, la municipalité de Huautla de Jiménez (Oaxaca) où vit María Sabina est confronté à l’arrivée de dizaines puis de centaines de hippies.33 Le mycologue états-unien avait eu beau cacher la véritable identité de la chamane (Heim et Wasson 1958: 69; Wasson 1974: 200), ce secret avait été rapidement dévoilé. À la recherche d’expériences mystiques et ésotériques, attirés par l’isolement géographique de la commune reflétant parfaitement la séparation du monde occidental qu’ils souhaitent (Demanget 2010: 206), les hippies, étrangers ou mexicains, ne se montrent pas toujours respectueux des croyances traditionnelles et des habitants. Par ailleurs, au-delà de la perturbation d’un village plutôt tranquille jusque-là, la présence des hippies va transformer rapidement Huautla de Jiménez et faire d’une pratique sacrée et confidentielle un business commercial avec son merchandising pas toujours de très bon goût (Demanget 2010: 199-200).
Quelques mois après la publication de son article dans Life, Robert Gordon Wasson va publiquement exprimer des remords quant à la dénaturation de Huautla de Jiménez, tout en affirmant que c’était inéluctable et, finalement, un mal pour un bien:
Les champignons sont devenus un article commercial et pendant la saison, où qu’on aille, on vous en offre. Les conseillers municipaux de Huautla parlent d’une taxe sur les champignons ou même d’en créer le monopole. Tout désormais passe par eux. Quant aux séances, chaque visiteur doit normalement s’adresser à la municipalité et celle-ci a constitué un cercle où l’on offre de révéler les anciens secrets des champignons à tout venant. […]
En mesurant les changements qui se sont produits à Huautla, on éprouve, bien entendu, une certaine nostalgie des jours anciens et le regret de ces récents développements. Mais c’est sans doute s’abandonner ici à une méprise. Ou bien le culte du champignon sacré se serait éteint sans laisser de traces devant l’apparition des avions et dès la construction de la grande route amenant le monde moderne aux portes de Huautla ; ou bien il aurait été pareillement en danger d’être découvert et exploité indignement (Heim et Wasson 1958: 78).34
Dix ans plus tard, le compagnon d’aventure de R. Gordon Wasson, le botaniste français Roger Heim, se fait plus critique:
Malheureusement, depuis que nous avons placé le petit village de Huautla de Jiménez sur la carte du monde, il y aura dix années bientôt, la presse, le tourisme, la réclame, le démarquage de nos travaux par des journalistes à la quête de sujets spectaculaires, les psychopathes, les aventuriers, les exploiteurs, les «beatniks» enfin, ont fait de ce lieu une Mecque nouvelle. Le trafic des champignons hallucinogènes, qui ont perdu leur caractère sacré, a atteint des proportions chaque année plus élevées et nos séances nocturnes tenues derrière des portes closes, dans le respect de la «chair de Dieu» et de la traduction, sont devenues d’avilissants épisodes accompagnant les séances de minuit auxquelles des visiteurs «off beat» se pressent (Heim 1967: 116-117).
Face à la présence et à l’attitude des hippies qui ne sont pas du goût des autorités, le maire de Huautla de Jiménez, avec l’aide du pouvoir central, décide en 1967 d’expulser les hippies étrangers présents dans sa commune, tandis qu’il enferme les Mexicains non sans leur avoir fait couper les cheveux préalablement (Demanget 2010: 214; García de Teresa 2010: 46-47; Rodríguez Venegas 2017: 104-105; López V. 2017: 19). Cela ne décourage pas les hippies qui continuent d’arriver et qui sont condamnés à des travaux d’intérêt général. En 1969, 84 hippies sont expulsés par l’armée, lesquels sont également la cible de la presse à scandale (Monsiváis 1977: 241).
Globalement, sous les présidences de Gustavo Díaz Ordaz (1964-1970) et de Luis Echeverría (1970-1976), particulièrement de 1968 à 1972, la répression anti-hippie fait rage: interdiction de porter des cheveux longs pour les hommes dans certains États (Monsiváis 1977: 241), accès prohibé à des lieux publics (Monsiváis 1977: 241; Esparza 2015: 183-184), suspension de l’autorisation de représentation de la comédie musicale Hair(Marroquín 1975: 50-51), censure de certains groupes de rock (Marroquín 1975: 50-51), interdiction de la revue hippie Piedra Rodante(Marroquín 1975: 50-51), brutalité policière face à des jeunes gens pacifistes,35 renforcement des peines et des amendes contre l’utilisation des drogues hallucinogènes (Demanget 2010: 219; Dawson 2015: 122), arrestations arbitraires et emprisonnement (Agustín 1993: 245-246; Agustín 2012: 78-79). C’est dans ce contexte que, durant le week-end des 11 et 12 septembre 1971, sur le modèle états-unien,36 a lieu un méga-concert de rock37 dans le village de valle de Bravo (État de Mexico), à deux heures de la capitale. À l’initiative d’Eduardo et Alfonso López Negrete, de Luis de Llano Macedo (producteur chez Telesisma Mexicano, aujourd’hui Televisa), de Justino Compeán Palacios, le vice-président d’une importante compagnie publicitaire (Marroquín 1975: 49), et avec l’autorisation de Carlos Hank González, le gouverneur de l’État de Mexico qui entendait se servir de cet événement pour ses ambitions politiques (Agustín 2012: 85), et le sponsoring de Coca-Cola (Guillén Escamilla 2004: 75-76)…,38 le festival de musique d’Avándaro accueille entre 200 000 et 300 000 personnes, surveillées par plusieurs centaines de policiers et de soldats (Zolov 1995: 337), qui sont venues écouter onze groupes de rock: Los Dug Dug’s, El Epílogo, Tequila, El Amor, Tinta Blanca, Mayita Campos et los Yaqui, El Ritual, Peace and Love, La División del Norte, Bandido et Three Souls in my Mind (Martínez Hernández 2005: 33).
Si le festival s’est plutôt bien déroulé, la presse nationale s’est largement montrée hostile au concert, n’hésitant pas à proférer des critiques acerbes et à diffuser des fake news. La plupart des articles insistent sur la «dépravation» de la jeunesse par le sexe et les drogues. Ainsi, Auxilio SOS titre «150 000 jeunes dans une orgie de sexe et de drogues»;39Casos de Alarma dénonce «une bacchanale dantesque», «un enfer de vice et de dégénérescence»;40 pour El Heraldo de México, Avándaro fut «une orgie colossale » ayant occasionné «224 personnes intoxiquées, brûlées, écrasées, fracturées et blessées; des maisons, des voitures et des magasins pris d’assaut; la destruction d’arbres, de champs et de lignes téléphoniques»;41 pour Alarma!, le festival rima avec «[n]udité, marijuana, dégénérescence sexuelle, saleté, cheveux, sang et mort», tandis que «[l]es quelques femmes qui sont allées à Avándaro» s’y seraient comportées «comme de vulgaires femmes des rues»;42Ovaciones se fait plus synthétique: «5 morts, 500 blessés et 1 500 intoxiqués. Drogues, sang et sexe durant le festival de rock».43 Par ailleurs, plusieurs journaux et revues accordent une large audience à un épiphénomène, symbole, selon eux, de la décadence des hippies: le fait qu’une jeune femme de 18 ans, Laura Patricia Rodríguez González Alcocer, la célèbre «encuerada [nue] de Avándaro», ait enlevée sa chemise, dévoilant ainsi sa poitrine aux autres spectateurs et aux médias avides de sensationnalisme (Woldenberg 2011; Ríos 2014: 3).44
Malgré la présence des hippies dans de nombreux endroits du pays, souvent dans le centre ou sur les côtes de l’océan Pacifique,45 et l’existence de communautés,46 le mouvement s’est peu à peu tari au Mexique comme ailleurs. Pourtant, en dépit de sa durée finalement assez éphémère et de l’attitude répressive des autorités ou des populations mainstream, le mouvement hippie semble avoir profondément marqué les sociétés contemporaines. En effet, l’essor actuel des préoccupations environnementales, du végétarisme et du véganisme, du naturisme, ainsi que l’attrait pour un tourisme chamanique relèvent vraisemblablement, en partie, de son héritage. Au Mexique, plus précisément, le mouvement hippie, qui a fini par s’amalgamer avec la jeunesse contestataire de la Onda, dont les principaux représentants sont de talentueux écrivains (Guillén Escamilla 2004: 67; Agustín 2012: 83), marque le début d’une prise de conscience du corset politique du pays. Le festival d’Avándaro fut d’ailleurs le théâtre d’au moins deux critiques publiques du régime en place. Une minute de silence fut ainsi consacrée aux personnes décédées. S’agissait-il d’un hommage à Jim Morisson, Janis Joplin et Jimmy Hendrix morts prématurément ou bien aux victimes des massacres étudiants de Tlatelolco (2 octobre 1968) et de l’halconazo (10 juin 1971) (Zolov 1995: 338)? Le second moment se produisit lorsque l’un des membres du groupe Three Souls in my Mind fit explicitement référence à la tuerie perpétrée par le groupe paramilitaire quelques semaines auparavant (Zolov 1995: 338). Une dynamique de changements se mettait en marche. Les véritables effets, en revanche, ne commenceront à être visibles qu’avec l’arrivée du nouveau siècle.