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Trace (México, DF)

versión On-line ISSN 2007-2392versión impresa ISSN 0185-6286

Trace (Méx. DF)  no.76 Ciudad de México jul. 2019  Epub 27-Mar-2021

 

Sección temática

Effets de présence et figurations rituelles dans le « désert magique » de Wirikuta. Kauyumari ou le Cerf Bleu, entre les rituels, l’art et la vie1

Effects of Presence and Ritual Figurations in the “Magic Desert” of Wirikuta. Kauyumari or the Blue Deer between Rituals, Art and Life

Olivia Kindl* 

*El Colegio de San Luis, México, olivia.kindl@colsan.edu.mx.


Résumé.

Selon une approche comparative, on analysera des figurations spécifiques d’entités dont l’habitat et l’espace d’action est la zone semi-aride de San Luis Potosí, où se situe le territoire sacré de Wirikuta et où pousse le peyotl. Considéré par de nombreuses personnes comme un « désert magique », il s’agit d’un haut lieu de pèlerinage au Mexique. Dans ce contexte, la figure du cerf Tamatsi Kauyumari des Wixaritari (Indiens Huichol) se distingue, car elle fait sentir sa présence d’une manière multifacétique aux différents pèlerins et voyageurs qui parcourent cet espace. Selon ces prémisses, on réfléchira sur les liens entre pouvoir des images et pouvoir de la présence, effets de présence et effets de personne dans plusieurs contextes rituels et à travers divers moyens d’expressions artistiques.

Mots-clés : présence; personne; pouvoir; figuration; Tamatsi Kauyumari.

Resumen.

Desde una perspectiva comparativa, se analizarán figuraciones específicas de entidades cuya morada y espacio de acción es la zona semiárida de San Luis Potosí, donde se sitúa el territorio sagrado de Wirikuta y crece el peyote. Considerado por muchos como un “desierto mágico”, constituye uno de los lugares importantes de peregrinaje en México. En este contexto, sobresale la figura del venado Tamatsi Kauyumari de los wixaritari (indígenas huicholes), quien manifiesta su presencia de modo multifacético a los diferentes peregrinos y viajeros que recorren este desierto. Bajo estas premisas, reflexionaremos sobre las relaciones entre poderes de la imagen y poderes de la presencia, efectos de presencia y efectos de persona, en varios contextos rituales y a través de diversos medios de expresión artística.

Palabras clave: presencia; persona; poder; figuración; Tamatsi Kauyumari

Abstract.

From a comparative approach, specific figurations of entities will be analyzed, whose dwelling and action space is the semiarid area of San Luis Potosi, where stands the sacred territory of Wirikuta and peyote grows. Considered by many people as a “magical desert”, it is one of the important places of pilgrimage in Mexico. In this context, the figure of the deer Tamatsi Kauyumari of the Wixaritari (Huichol Indians) stands out, since it makes its presence felt in a multifaceted way to the various pilgrims and travelers who roam the desert. Under these assumptions, we will reflect on the relationship between power of images and power of the presence, presence effects and person effects, in various ritual contexts and across diverse means of artistic expressions.

Keywords: presence; person; power; figuration; Tamatsi Kauyumari

yu hixüapa neyutunani

muwierieya mewaye’hane

muku yuawi mewaye’hane

herietana mewaye’hane

haramara mewaye’hane

pari teküa mewaye’hane

Il est blotti au centre,

ses bâtons à plume se tendent

vers l’espace bleu,

vers la surface de la terre

vers la mer

vers le « sommet de l’aube » (Wirikuta).

Chant de chasse, Denis Lemaistre, Le chamane et son chant.

La région des haut-plateaux semi-arides de San Luis Potosí, au Centre-Nord du Mexique (voir la Figure 1) est associée, dans bien des imaginaires, à la notion de « désert magique ». C’est un espace considéré propice à des expériences particulières de rencontre avec le surnaturel, expériences hors du commun, transitoires, étranges, inquiétantes, liminales. Elles sont souvent déclenchées par certains signaux, visions ou augures, qui se manifestent aux voyageurs parcourant la région et y campant souvent la nuit autour d’un feu de bois. Ces expériences consistent souvent, selon les récits, en certaines perceptions, sensations, ou impressions que quelque chose ou quelqu’un est soudain tout proche…

Carte élaborée par Bárbara Cristina Lugo Martínez, San Luis Potosí, 2011.

Figure 1 Localisation du haut-plateau de San Luis Potosí.  

Ces phénomènes soulèvent bien des questions, dont certaines que nous avions annoncées dans la présentation de la première partie de notre dossier thématique: quels sont les effets de présence que certains types d’objets ou d’images produisent sur les pratiquants d’un culte ? Que peuvent ces présences, quel impact ont-elles sur le monde, les autres existants et les relations sociales qui les ceignent et les génèrent à leur tour ? Dans quels cas est-il plus pertinent de parler de figuration que de présentification ? (Araiza et Kindl, 2018 : 7).

Afin de répondre à ces questions, il est nécessaire de préciser la notion de présence en la situant dans le contexte de rituels articulés autour d’images dotées de pouvoir. La présence est entendue ici comme une modalité anthropologique dans la mesure où elle intervient dans le cadre d’une interaction (sociale, mais aussi interpersonnelle) entre des êtres humains et des objets, des images ou des figures, comme si ces derniers étaient dotés de pouvoirs particuliers -agir et faire agir- ayant une incidence sur le monde, les choses qui le composent et, surtout, la vie des êtres qui l’habitent.

Pour comprendre à qui ou à quoi renvoient les effets de présence dont témoignent des acteurs sociaux très divers qui parcourent la zone, il est indispensable de connaître les « légendes visuelles » censées habiter ce désert. Aux côtés du cerf mythique Tamatsi Kauyumari des Wixaritari, y apparaissent aussi le saint François de Real de Catorce, que ses dévots appellent affectueusement Panchito (voir Rodríguez, 2018 : 60-86, dans la première partie de cette section thématique) et le « grand-père peyotl »,2 comme le nomment les adeptes de certains groupes mystiques associés au New Age (Kindl, 2017 : 317). On peut en outre y rencontrer les sorcières se manifestant la nuit sous forme de boules de feu, dont témoignent tant les narrations des habitants locaux (Adame, 2008 : 85-87) que celles des routards hippies (en espagnol : mochileros) en quête d’aventures et de visions sous l’effet du peyotl (Díaz de León, 2017 : 301). Les défunts manifestent également leur présence dans cet espace désertique propice en accompagnant les pèlerins lors de leur traversée du désert en route vers leur sanctuaire (Alvarado, 2008). Les apparitions du Jergas, personnage fantomatique d’un ancien mineur hantant les tunnels et tirs de mines de la région (Rodríguez, 2017 : 217-231), sont un autre exemple de ces manifestations de présences habitant cette région et qui ont la faculté de changer le cours des choses ou des événements pour les humains qui les perçoivent et/ou les rencontrent. Bien d’autres sont ces personnages susceptibles d’apparaître au détour d’un cactus, aussi parfois dans certaines parties des maisons ou des quartiers de certaines localités, comme c’est le cas par exemple du village fantôme de Real de Catorce. Clarifions dès à présent que cette classification est un outil d’analyse et n’implique pas que ces catégories soient imperméables les unes aux autres ; en effet, dans la réalité, nous trouvons par exemple des Huichol qui sont aussi New Age, des touristes voyageurs qui sont à la fois des dévots du Saint François de Real de Catorce et du cerf bleu Kauyumari ou du « grand-père peyotl », tandis que les membres du clergé chargés de veiller sur le sanctuaire de Real de Catorce utilisent parfois des tableaux de fils huichol pour orner la robe de saint François (Kindl, 2017 : 314).

Laissant à des travaux futurs l’analyse des autres personnages, nous examinerons, dans cet article, plus particulièrement la figure de Tamatsi Kauyumari, aussi connu comme le Cerf Bleu. Omniprésent dans ce territoire, ce personnage est exemplaire pour réfléchir sur l’expression d’effets de présence par les figurations rituelles se référant à Wirikuta. Tamatsi Kauyumari a déjà fait l’objet d’analyses d’un point de vue mythologique, symbolique et religieux. De façon complémentaire, nous nous intéresserons à ce personnage en explorant, à partir de ses modes de présence, les formes qu’elles peuvent prendre et les diverses façons de les figurer : quels pouvoir exerce-t-il par sa seule présence sur ses interlocuteurs, humains et non-humains ? Mais aussi : que fait-il, que fait-il faire et quels types de relations établit-il avec les autres « existants » (Descola, 2005 ; Latour, 2012) ? Nous reprenons ici ce terme d’existant pour faire référence au fait que Kauyumari est une figure de connecteur établissant des relations, dans un monde enchevêtré, avec de multiples entités aux ontologies diverses : humains, ancêtres, animaux, plantes, roches, astres…

Kauyumari nous amènera à mettre en contraste les façons de penser et de percevoir ses modes de présence en nous focalisant sur deux des groupes qui parcourent ce territoire et témoignent de rencontres avec ce personnage : les Huichol, venus de leurs communautés de la Sierra Madre Occidentale et les adeptes de différents courants de la mouvance New Age, vaste catégorie assez nébuleuse que j’ai commencé à analyser ailleurs (Kindl, 2017 : 293-338) où j’ai brossé la diversité des courants présents dans la région. Comme nous le verrons, Kauyumari est également « bon à penser » anthropologiquement, car il semble échapper à toute définition d’une ontologie : nous avons en effet affaire à un être imparfait, qui ne sait pas lui-même s’il existe vraiment, d’où son nom qui signifie littéralement « celui qui ne se connaît pas ».

Concernant l’usage du terme « figuration », je me réfère de façon générale à l’opération de rendre sensible à la vue par des moyens graphiques, picturaux, plastiques, etc. (Robert, 1996 [1967] : 919). Rappelons toutefois que dans le domaine des arts, notamment de tradition « occidentale » ou européenne, une figure renvoie, dans son sens premier, à la représentation d’un personnage. Le terme s’est ensuite élargi à la représentation d’autres êtres animés et inanimés (d’où les natures mortes), mais toujours à condition que l’on puisse identifier de quoi il s’agit à partir de sa forme, selon les règles de la mimèsis établies depuis l’Antiquité grecque. Dans le cas qui nous occupe, il ne s’agit pas principalement de réfléchir sur le portrait ou la ressemblance dans la représentation figurée, mais d’indiquer que l’analyse porte ici sur des images-personnes ou effigies, qui incarnent ou personnifient certaines entités considérées sacrées et dotées de pouvoirs particuliers dans cet espace semi-aride. Le terme de figuration a donc été choisi pour se référer à ces processus complexes de mise en image des modes de présence et d’apparition de ces entités particulières. Précisons aussi le choix de « figuration » plutôt que celui de « figure » en raison de sa connotation processuelle, dynamique, faisant plus facilement allusion aux procédés créateurs et vivants qui caractérisent ces modes de mise en image.

Ces questions prendront ici comme point d’appui un travail de terrain mené durant les dix dernières années dans la région du haut plateau semi-aride de San Luis Potosí au Centre-Nord du Mexique.

Nous aborderons quelques-uns de ces axes d’analyse en trois temps : nous commencerons par explorer les modes de présence de ce personnage saillant qu’est Tamatsi Kauyumari en examinant, d’une part, différentes façons de le figurer au moyen de divers dispositifs visuels et d’autre part, de le mettre en présence en contextes rituels. Ce faisant, nous mettrons en contraste divers aspects de Kauyumari dans la cosmologie wixárika avec le Cerf Bleu tel qu’il apparaît à différents acteurs associés aux courants New Age. Nous examinerons ensuite les points de vue considérant ou non son espace de prédilection, Wirikuta, comme un « désert magique », environnement propice aux apparitions. Plusieurs témoignages seront examinés à la fin de cette première section, relatant diverses expériences de rencontres avec Kauyumari ou le Cerf Bleu. Dans une deuxième section de cet article, nous réfléchirons sur la capacité de Kauyumari et de ses figurations multiples de parcourir un continuum des effets de présence aux effets de personne, caractéristique que nous retrouvons dans des formes d’art contemporain où les figures sont latentes, virtuelles, ambiguës et mouvantes. Pour conclure, nous réfléchirons sur les liens, à partir du cas ethnographique qui nous occupe, entre pouvoir des images et pouvoir de la présence. Ainsi, ce personnage se révélera être une figure bonne à penser pour l’analyse anthropologique, notamment pour interroger les concepts de « figuration ontologique » (Descola, 2006) et pour mettre l’accent sur les multiples manières d’« être au monde » du vivant (Ingold, 2011) en prenant en compte son « caractère fabriqué, sensible et incertain » (Tran, 2012).

Les modes de présence de Kauyumari : pluralité, plasticité, mouvement

Je me réfère à des modes de présence car je m’intéresse à des manières spécifiques de vivre, d’agir, de penser. Je me démarque en cela de la modalité, terme qui nous renvoie à la forme particulière d’une substance. Comme nous le découvrirons, Kauyumari ne saurait se laisser enserrer dans ce type de catégorie. En adéquation avec ce personnage, mon approche pencherait donc plutôt ici du côté de la reconnaissance d’une pluralité des modes d’existence (Latour, 2012) dont, dans le cas de Kauyumari, nous ne pouvons saisir que quelques traces ou indices.

Par conséquent, ma démarche d’analyse est de partir de ses multiples formes : ses modes de figuration, ses images, les dispositifs visuels qui le mettent en présence, pour ensuite remonter aux contextes spatiaux, temporels, rituels. Tout ceci, dans l’optique de ne pas tomber dans le piège d’une supposée causalité des événements aux images, ce qui reviendrait à penser que celles-ci ne seraient que le reflet, la représentation, ou la reproduction visuelle de la nature ou de la réalité (mimèsis). Or, comme j’espère le démontrer à partir du cas exemplaire de Kauyumari, la relation de l’un à l’autre de ces pôles est complexe, dynamique, similaire à un continuum non linéaire, ni diachronique, ni causal.

Les traces visuelles

Les récits d’événements miraculeux ou surnaturels, de rencontres extraordinaires avec des personnages fabuleux, tel Tamatsi Kauyumari, aussi connu sous les noms de Cerf Bleu (huichol : Maxa Yuawi) ou « le cerf » (espagnol : el venado), sont souvent mis en images, nécessité ou impulsion stimulée par son apparition lors de visions sous l’effet du peyotl (huichol : hikuri) ou de transe chamanique. Ces expériences font donc l’objet de dispositifs visuels spécifiques cherchant à restituer les modes de présences particuliers de cette entité habitant le désert de Wirikuta. À l’image de sa position de premier plan dans la cosmologie huichol, en tant que maître et inventeur de tout ce qui relève de la culture (arts, sciences, technologies…), mais aussi en raison de sa formidable capacité de métamorphose, de plasticité, la figure de Tamatsi Kauyumari foisonne dans l’art wixárika contemporain.3 Qu’il s’agisse de tableau de fils, de coupes, de bijoux en perles ou de broderies, il apparaît sous de multiples aspects. Commençons par cet exemple (voir la Figure 2) : à droite, nous reconnaissons la figure anthropo-zoomorphe d’un mara’akame4 sous sa forme mi humaine, mi animale, en position assise et de profil. Les filaments qui sortent de sa bouche nous indiquent que le chamane est en train de prononcer des paroles rituelles ou de formuler un chant cérémoniel (un peu comme les « virgules de la parole » dans certains codex mexicains). Dans sa main gauche, il semble tenir son muwieri (bâton à plumes) et une flèche votive, à moins que ces deux objets ne soient fichés sur le peyotl au bouton bleu qui se trouve juste au-dessous, faisant référence à la « chasse au peyotl » telle qu’elle est pratiquée rituellement par les Wixaritari. Aux pieds du chamane, ce peyotl de proportions démesurées fait allusion au Cerf Bleu, entité en laquelle il peut se transformer. Dans la cosmologie wixárika, bien que le cerf et le peyotl, tout comme le maïs ou d’autres entités se divisent en cinq couleurs, réparties sur les cinq directions cardinales, la couleur de prédilection de Tamatsi Kauyumari est le bleu. Le choix de cette teinte fait probablement écho au recours, chez les anciens Nahuas, à la métaphore du chalchihuitl (pierre précieuse bleue ou verte, généralement le jade, mais aussi la turquoise) pour évoquer le multicolore, l’éclat, la beauté et les choses de valeur (Dupey, 2010 : 94-96). Les filaments qui émanent du cactus psychotrope évoquent ses pouvoirs, liés à la parole du chamane, et sont orientés vers la montagne sacrée se situant sur la gauche du tableau. Cette forme triangulaire est anthropomorphisée au moyen d’yeux, d’une bouche et de motifs jaunes rappelant les peintures faciales des hikuritamete (en espagnol : peyoteros) huichol. Le sommet de la montagne est surmonté d’un bâton à plumes et cinq flèches votives, également de couleur jaune, y sont fichées, éléments qui soulignent son caractère sacré. Il s’agit probablement du Cerro Quemado (Hɨri Mutatayerie) ou du Cerro Grande (Reu’unaxɨ), deux montagnes proches l’une de l’autre et situées au-dessus de Real de Catorce où, selon la mythologie huichol, le soleil s’est levé pour la première fois. Ces montagnes marquent la destination du pèlerinage au peyotl, là où se fait le rituel de « retournement » d’un losange de fils (en huichol : tsikiri ; en espagnol : ojo de dios) pour indiquer le chemin du retour (Kindl, 2008: 36). Les pèlerins gravissent ces montagnes après avoir cueilli et consommé du peyotl, dans la plaine qui se trouve juste avant et où se situe le site sacré de Kauyumari muyeka, l’une des principales matérialisations de la présence de Tamatsi Kauyumari sur ce territoire rituel. La localisation du peyotl sur ce tableau, entre le mara’akame et la montagne anthropomorphisée renvoie donc probablement à l’emplacement de ce lieu particulièrement associé à Kauyumari.

Photographie : Olivia Kindl, 2000

Figure 2 Kauyumari. Tableau de fils de S. Eleuterio L., Tepic (Nayarit). 

Outre cet aspect hybride, voire chimérique (Severi, 2007), qui attire particulièrement le regard et stimule la réflexion sur les modes de présence de Kauyumari, celui-ci peut aussi apparaître sous un aspect complètement humain, celle du mara’akame, ou bien sous sa forme totalement animale (voir la Figure 3), celle du petit cerf qui court dans les bois, auquel cas il apparaît généralement de corps entier et de profil.

Source : Negrín, 1985 : 30.

Figure 3 Métamorphoses de Kauyumarie. Tableau de fils de José Benítez Sánchez, 1975. 

Les Wixaritari identifient ce personnage avec le cerf à queue blanche (Odocoileus virginianus) qu’ils chassent sur les pentes boisées de la Sierra Madre Occidentale en revenant du pèlerinage à Wirikuta ou avant une cérémonie. Pour ce qui est de la région de Wirikuta, les recherches éco-biologiques supposent leur distribution sporadique dans cette zone, ce qui a été confirmé par quelques habitants de la région. Il pourrait s’agir d’une autre espèce, appelée cerf mulet (Odocoileus hemionus). Remarquons qu’il existe dans la mythologie, les rituels et la cosmologie wixárika d’autres personnages-cerfs, comme Tatutsi Maxa Kwaxi, Notre Arrière-Grand-Père Queue de Cerf, figurant dans l’attirail rituel sous la forme d’une queue de cerf de couleur grise, qui pourrait renvoyer à cette espèce de cerf du désert ; ceci coïncide avec plusieurs récits situant l’origine de ce personnage (issu dela génération des ancêtres les plus anciens) à Wirikuta, et non sur les côtes de l’Océan Pacifique comme Tamatsi Kauyumari (Diguet 1992 [1899 ; 1907] : 110, 154-155). Qu’il s’agisse de l’une ou l’autre de ces espèces, leur rareté indique que le cerf est presque éteint aujourd’hui dans la région de Wirikuta (Periódico Of icial del Estado Libre y Soberano de San Luis Potosí, 2008 : 38). La présence du cerf dans cet espace pour les pèlerins et voyageurs contemporains nous renvoie donc à un monde du passé, ancestral, existant dans les récits mythologiques, l’imaginaire, les légendes. Les modes visuels, plastiques, matériels de présentification de Kauyumari évoquent ainsi la notion de motif comme véhicule du légendaire, comme le propose Rimbault (2016) dans ses travaux sur les rêves et légendes sous d’autres latitudes, afin de comprendre comment se transmettent et se transforment les différentes apparitions observées.

Kauyumari se manifeste aussi lors d’actions rituelles, sous diverses formes matérielles concrétisées par un certain nombre d’objets qui font l’objet de processus complexes de reproduction et de transmission5 et qui sont autant de ses modes de présentification, réapparaissant sous d’autres formes sur leurs créations contemporaines (voir les Figures 4, 5). Notons la couleur bleue de la peau du visage de cerf sur le petit tableau de fils, évoquant le surnom métaphorique de Cerf Bleu dans le langage cérémoniel huichol.

Photographie : Olivia Kindl, 2012.

Figure 4 Bois et peau de visage de cerf dans l’attirail rituel de la Fête du Peyotl. 

Artiste : Sergio Gonzalez.

Photographie : Olivia Kindl, 2001.

Figure 5 Bois et peau de visage de cerf dans l’attirail rituel, sur un petit tableau de fils huichol (15 x 15 cm) commercialisé à Tepic (boutique Cicuri).  

Selon d’autres procédés, comme la mise en abyme, ces figurations apparaissent sur ces mêmes objets rituels (voir la Figure 6) ou par ellipse sur d’autres œuvres colorées élaborées par les Wixaritari, où il y est fait allusion de façon partielle ou fragmentaire, par des parties de son corps et/ou certains de ses attributs, par exemple les bois (voir la Figure 7).

Photographie : Olivia Kindl, 2000.

Figure 6 Bois de cerfs rituels, peints avec une figure de cerfà l’‘uxa

Photographie : Arturo Gutiérrez, 1995.

Figure 7 Coupe perlée présentant la transformation du peyotl en cerf.  

Le cerf en tant que proie qui se livre au chasseur de façon délibérée, offrant sa vie en sacrifice pour le bien des humains, apparaît également dans les œuvres de certains artistes, qui caractérisent cet état létal et à la fois auto-sacrificiel de Kauyumari et, par extension, des peyoteros (Neurath, 2010 : 106-107) par le motif des larmes du cerf (voir la Figure 8).

Tableau de fils de Juan Ríos Martínez, 122 x 81 cm., 1973, Col. Juan et Ivonne Negrín.

Figure 8 Les visions du cerf bleu à Wirikuta.  

Sur de nombreuses œuvres, Kauyumari apparaît de façon plus explicite et concrète sous la forme d’un cerf bleu (voir la Figure 9), dont les nuances et tonalités peuvent varier.

Photographie : Carlo Bonfiglioli, 2019.

Figure 9 Tableau de fils avec cerfs de couleur bleue. (ca. 2003) Collection privée. 

Par ailleurs, nous retrouvons ce personnage sur le même territoire mais dans des contextes distincts, ornant les maisons des habitants locaux (voir la Figure 10). Ces peintures murales, extérieures ou intérieures, sont élaborées par les touristes voyageurs néo-Indiens (Galinier et Molinié, 2006), néo-chamanes, New Agers ou psychonautes.6 Ils réalisent ces fresques sous l’inspiration de leurs expériences vécues dans le désert magique, et parfois leurs œuvres servent aussi comme un moyen de payement pour prolonger leur hébergement chez l’habitant en cas de manque d’argent.

Lieu : San José de Coronados (Catorce), San Luis Potosí.

Photographie : Olivia Kindl, mars 2018.

Figure 10 Fresque représentant Kauyumari peinte par un voyageur sur la façade d’une maison. 

Ce grand Cerf Bleu est l’exemple illustratif d’un imaginaire légendaire, associé à une vision à la fois spiritualiste et holiste de la mouvance New Age. Cette œuvre, d’un style figuratif occidental, à la manière du portrait ou de l’icône, s’inspire et interprète l’image du Kauyumari de la cosmologie huichol pour en faire un Cerf Bleu hiératique, universel et suprême. Quelques éléments figuratifs sont peints sur différentes parties de son corps, s’inspirant de l’iconographie et de la cosmologie huichol, comme le peyotl qui apparaît sur son front, les bracelets de perles qu’il porte aux poignets ou les motifs brodés qui ornent sa tunique. D’autres en revanche nous renvoient à des contextes distincts ou bien à la fusion de plusieurs traditions figuratives. Ainsi le disque multicolore d’où émane la tête du Cerf Bleu, pouvant évoquer à la fois la figure géométrique du nierika huichol et un mandala hindou ou bouddhiste. Ou encore, ses mains qui contiennent des yeux, semblant faire allusion à la main de Fatma ou khamsa, un symbole utilisé comme amulette par les populations d’Afrique du Nord et du Proche-Orient pour se protéger du mauvais œil. Quant à son collier, il ressemble à ceux que fabriquent et vendent les artisans voyageurs (aussi nommés hippies par la population locale), utilisant des fossiles de la région.

Comme nous le retrace Lombardi (2009), le New Age est un courant spirituel qui surgit dans les années 1970, trouvant sa source dans la vague de la contreculture et les nouveaux mouvements religieux des années 1960. Servant de catégorie générale englobant un ensemble hétéroclite et éclectique de groupes sociaux qui se veulent indépendants ou alternatifs, ce courant se caractérise par son intérêt pour tout ce qui relève d’une « expansion de la conscience » de l’être humain au moyen de son « éveil spirituel ». Il se manifeste sous différentes formes de pratiques et à travers des croyances diverses, dont l’un des points communs est d’instaurer un contact non théologique avec la nature el le surnaturel, prônant généralement une libération des doctrines religieuses traditionnelles, notamment monothéistes. Si on compare les figurations de Kauyumari sur les tableaux de fils huichol et le Cerf Bleu de style New Age, on observe que ce dernier apparaît comme un leader spirituel dont la position centrale, frontale de surcroît, associée à sa taille gigantesque, contraste avec les aspects divers et polymorphes du « petit messager vif-argent » (Lemaistre, 2003 : 240) dans l’art huichol.

Un autre exemple illustre également cette fusion des styles et les cultures, mais dans une démarche cosmopolitique. Sur une peinture murale réalisée des deux côtés du marqueur du tropique du Cancer situé sur la route menant de Wadley à La Maroma, près des voies ferrées du train de marchandises qui parcourt la région, notre petit cerf réapparaît, cette fois-ci de style plus naturaliste et décoré avec des motifs d’inspiration huichol (voir les Figures 11, 12). Peinte par divers artistes, dont un muraliste wixárika, plusieurs Catorceños et quelques étrangers, cette œuvre collective, inaugurée en 2015 (https://hijosdelatierra.espora. org/tropico_cancer_catorce/) faisait partie des nombreuses actions politiques et culturelles de défense de Wirikuta dans le contexte d’un conflit avec de grandes sociétés minières (Guzmán et Kindl, 2017 : 217-265). Une démarche similaire a stimulé la réalisation d’un court-métrage d’animation intitulé Kauyumari, le Cerf Bleu,7 où ce dernier, recouvert de perles multicolores, guide le spectateur à travers le paysage de Wirikuta.

Photographie : Olivia Kindl, décembre 2017.

Figure 11 Peinture murale sur le marqueur du tropique du Cancer. 

Photographie : Olivia Kindl, décembre 2017.

Figure 12 Détail de la peinture murale sur le marqueur du tropique du Cancer. 

Figure migrante et ambiguë, Kauyumari possède donc la faculté de circuler audelà des frontières communautaires et ethniques, où il est plus connu comme « le Cerf Bleu ». En espagnol, le nom El Venado Azul a été adopté par un groupe de musiciens huichol de type mariachis, notoire au Mexique, dont le style fusionne la musique mexicaine mestiza et quelques chansons en langue wixárika. La figure du Cerf Bleu, souvent accompagnée de celle du peyotl, réapparaît et parcourt ces nouveaux contextes de façon stylisée, faisant l’objet de multiples produits dérivés commercialisés un peu partout, qui rencontrent un franc succès sur le plan national et international, notamment au sein des populations millenials. Internet en est l’un des véhicules principaux, que les nouvelles générations de Wixaritari (surtout ceux ayant la trentaine et moins) ont adopté et dont ils sont pratiquement tous usagers. Dans ces contextes, on constate une popularisation de Wirikuta en tant que territoire sacré, dont les deux principaux emblèmes sont justement la figure de Kauyumari et celle du peyotl, jusqu’à en devenir de véritables stéréotypes. Nous le constatons par exemple sur ce panneau de système de surveillance des sites sacrés de Wirikuta (voir la Figure 13), où apparaissent les logotypes du peyotl (en haut, à gauche) et de la silhouette d’un cerf bleu (en bas, à droite).

Photographie : Olivia Kindl, 2013.

Figure 13 Panneau du système de surveillance des sites sacrés de Wirikuta. 

Ces figures sont reprises également dans le cadre d’un discours cosmopolitique (Guzmán et Kindl, 2017 : 217-265) qui, jusqu’à ces dernières années, réunissaient Wixaritari et teiwari (mot en langue huichol pour se référer aux mestizos non-Indien) sous la bannière d’un mouvement de défense de Wirikuta contre les projets d’extraction minières dans la région, affectant plusieurs sites de culte et l’environnement en général. Or, ce mouvement politique se nommait Front de Défense de Wirikuta Tamatsima Wahaa, nom propre qui signifie “l’eau [ou les larmes] de Notre Frère Aîné”, faisant clairement allusion à la figure de Kauyumari, allusion renforcée par le logo en forme de tête de cerf stylisée présent sur leur bannière politique.

Ces nouvelles formes de mobilisation et d’expression politiques relevant de la cosmopolitique mettent en exergue des figurations comme le cerf et le peyotl, accentuant leur pouvoir sur le plan social et politique, notamment par la capacité de ces figurations à fédérer des groupes socialement hétérogènes en confluence autour de la défense d’un territoire sacré. Bien que le mouvement de Tamatsima Wahaa ait été dissous depuis quelques années en raison de dissension internes, le cerf et le peyotl continuent leur mouvement de diffusion et d’expansion sur la planète, comme en témoignent par exemple ces créations de mode ethnique sur les étalages de boutiques de luxe à Mexico et ailleurs (voir la Figure 14).

Photographie : Olivia Kindl, 2018.

Figure 14 Bracelet-montre en bois et perles tissées avec motifs huichol de peyotl, de la marque « Venado Negro », México. 

Chacune de ces expressions plastiques évoque à sa manière, et en recourant à des stratégies visuelles distinctes, les présences habitant Wirikuta. Plusieurs d’entre elles figurent des expériences vécues dans ce « désert magique », lors desquelles des entités non humaines ou surnaturelles leur sont apparues et, bien souvent, ont changé le cours de leur vie. En cela, ces expériences ont une dimension initiatique, d’où la portée performative des différents rituels à partir desquels ces images se sont générées et que ceux qui ont expérimenté ces effets de présence mettent en image pour en laisser une trace visuelle, matérielle, sensible.

Les rituels et le trickster

Kauyumari est l’un des acteurs principaux dans pratiquement tous les contextes rituels des Wixaritari. Sa présence est indispensable pour que les cérémonies puissent se produire et le mara’akame ne saurait commencer son chant cérémoniel sans invoquer son aide ; avant chaque rituel, il est aussi nécessaire d’avoir chassé au moins un cerf. À partir de cette chasse préalable pourront être fabriqués un certain nombre d’objets rituels qui le matérialisent, l’incarnent, le rendent à la fois présent et actif dans les rituels (voir la note 5).

On dit aussi que Kauyumari, en fuyant ses prédateurs lors de la première chasse au cerf (qui fut aussi le premier pèlerinage à Wirikuta), a laissé ses empreintes de pas sous forme de boutons de peyotl qui parsèment le sol de ce territoire. Toutes ces modalités de la présence de Kauyumari se caractérisent par le fait qu’on ne puisse que deviner sa présence à partir de certains indices qui renvoient à l’un de ses attributs, indices qui, à peine perçus, ne sont déjà plus là...

Le comportement de Kauyumari rappelle en cela celui du cerf en tant que proie dans le procédé cynégétique de la chasse à l’épuisement pratiquée traditionnellement par les Wixaritari au moyen de pièges consistant en des filets fabriqués avec des cordes pour la capture du cerf, aujourd’hui remplacés par des fusils. En cas de danger, cette espèce de cerf (Odocoileus virginianus) court en relevant sa queue dont il montre le dessous blanc. L’apparition de cette tache blanche agit comme un signal d’alarme visuelle pour d’autres cerfs. Cette capacité à produire un effet visuel, associée aux mouvements vifs de l’animal rend ardue sa perception par le chasseur, à la manière d’une illusion d’optique. Cet effet visuel peut être comparé au camouflage des boutons de peyotl dans la terre du désert lors de sa cueillette (Kindl, 2017 : 293-338). D’où un dénominateur commun entre la chasse au cerf et celle du peyotl, puisque les deux exigent du chasseur la même acuité visuelle, celle, justement, qui s’acquiert au fil de l’initiation par l’apprentissage et le façonnage du « don de voir », nierika, nom qui désigne aussi des objets rituels renvoyant aux pièges à cerf (Kindl, 2007). Notons que les chamanes, qui possèdent cette faculté de façon plus accomplie, sont aussi d’habiles chasseurs de cerf et cueilleurs de peyotl.

Personnage saillant et transversal de la cosmologie huichol, Kauyumari est le principal intermédiaire et messager entre les ancêtres et les êtres humains. Sa capacité de mobilité entre les différents niveaux du cosmos, entre le monde des êtres humains de chair et d’os et celui des ancêtres déifiés, est indissociable de son caractère astucieux, joueur, malicieux, voire subversif. En raison de ces particularités et des nombreux épisodes mythologiques relatant ses multiples transgressions sexuelles, il a été identifié comme un exemple particulièrement illustratif du trickster amérindien (Radin, 1972 [1956] ; Furst, 1997 : 97-124). Les attributs du trickster sont l’apanage de bien des dieux masculins et solaires, identifiés à des héros culturels - Kauyumari chez les Huichol ou Quetzalcóatl chez les anciens Nahuas - fécondant La matrice de la terre, ainsi qu’il est évoqué dans un tableau de fils nierika (Negrín 1975 : 82) de Yukaɨe Kɨkame, José Benítez Sánchez. La glose de cetartiste reconnu sur son œuvre fait référence à des narrations mythologiques où Kauyumari est caractérisé par un pénis démesuré et commet des transgressions sexuelles, soulignant le caractère à la fois sexuel, fertile et transgresseur du trickster (Zingg 1982 [1938]). Trickster (Furst, 1997 : 97-124), personne disséminée (Gell, 2009 [1998] : 119-187) ou chimère (Severi, 2007), toujours est-il que Kauyumari parcourt différents contextes sociaux et régions cosmologiques d’un monde enchevêtré (Descola, 2011 : 165-182) dans lequel il disparaît puis réapparaît.

S’il est une figure de proue de la mythologie et de la cosmologie wixárika, il est aussi une image transversale et migrante, comparable à ces images en mouvement qui obsédaient Warburg (1995 [1923] ; Michaud, 1998). Kauyumari a également cette capacité d’omniprésence, liée à celle de métamorphose : il apparaît sous différents aspects, sur divers supports, faisant sentir sa présence de façon à peine perceptible ou encore, imposant son absence en ne répondant pas quand on l’appelle, par caprice, par jeu ou pour des raisons qu’il revient au chamane d’élucider. C’est ce qui se passe quand un mara‘akame essaie de rentrer en contact avec lui mais que Kauyumari rechigne à se mettre au travail, comme le relate Preuss dans son analyse sur les mythes et les chants huichol qu’il a recueillis (Métraux, 1931 : 445-457). Les cas de figure des effets de présence produits par Kauyumari sont donc multiples, ce qui explique la difficulté à définir ce personnage si ambigu et pourtant omniprésent. Son caractère fluide, son don d’ubiquité, son ambigüité et son caractère astucieux en font une entité capable d’échapper à sa propre image et néanmoins de faire sentir sa présence sous de multiples facettes.

Ne pouvant pas aborder ces phénomènes de présentification dans leur diversité et exhaustivité dans l’espace de cet article, nous avons privilégié les situations rituelles parce qu’elles ont la faculté de condenser et de modéliser des réalités sociales bien plus amples et complexes (Bateson, 1971 [1936] ; Houseman et Severi, 2009 [1994]). Les effets de présence de Kauyumari peuvent, certes, se produire en des contextes non rituels, mais selon des procédés référentiels à des contextes rituels particuliers, notamment Wirikuta. Mais quels sont les circonstances, les contextes propices à la manifestation de cette présence ?

Le contexte : Wirikuta ou « désert magique ?

Selon la cosmologie wixárika, Wirikuta est l’habitat par excellence de Kauyumari, tandis que de nombreux voyageurs à la recherche d’expériences mystiques ou psychédéliques stimulées par la consommation de peyotl considèrent qu’ils parcourent un « désert magique » où ils pourront rencontrer les entités qui l’habitent, notamment « le cerf » (en espagnol : el venado).

Les images, figurations, effigies ou idoles qui incarnent ou personnifient certaines entités considérées sacrées, déifiées, non-humaines ou surnaturelles partagent un habitat commun : l’espace où ils manifestent leur présence et exercent leur pouvoir est ce « désert magique », imaginaire à bien des égards. Ce pays étrange et lointain (bien qu’il puisse n’être pas si éloigné géographiquement parlant) que parcourent les pèlerins, comme l’indique l’étymologie même du verbe latin peregrināre,

« marcher ou voyager dans un pays lointain, étranger », est aussi un espace situé dans un monde-autre, celui des ancêtres, des défunts, des sorciers ou des lutins, voire des extraterrestres. Ainsi, le pèlerin, le voyageur, le dévot, interagissent des certaines entités qui pour eux habitent cet espace particulier, dont ils sentent et expérimentent la présence à certains moments, surtout rituels, puisque, dans leur grande majorité, ils conçoivent leur visite en ces lieux comme un pèlerinage et/ ou un voyage initiatique. La localisation particulière dans laquelle nous situons notre analyse est précisément ce « désert magique », tant dans sa dimension géographique qu’imaginaire.

De nombreuses œuvres littéraires du monde entier (de la Bible aux Contes d’Hoffmann, en passant par les œuvres d’Egdar Allan Poe ou de l’écrivain mexicain Juan Rulfo, par exemple) contiennent des narrations associant les espaces désertiques ou arides à des expériences d’effets de présence d’entités surnaturelles, invisibles, fantomatiques ou extraterrestres. Ces récits partagent d’une manière ou d’une autre un imaginaire des espaces désertiques comme des lieux propices aux apparitions, révélations, ascétisme, rencontres avec des êtres surnaturels, faisant d’eux le paysage par excellence d’un réalisme magique souvent nocturne et fantasmagorique.

Le fait que ces effets de présences -que ces dernières soient visibles ou invisibles, fugaces ou durables- se manifestent de façon privilégiée dans des espaces inhabités, sauvages (en espagnol : el monte) et nocturnes nous suggèrent de revenir sur la notion de désert. D’un point de vue scientifique, la région de Wirikuta et ses alentours est définie comme un environnement semi-aride. En effet, selon les définitions des climatologues,les semi-déserts reçoivent entre 250 et 500 mm de précipitations par an. La zone de Wirikuta entre donc dans cette catégorie, puisque ses précipitations annuelles oscillent entre 269.8 et 487.1 mm, dans un régime macro-climatique de type tropical (Periódico Of icial del Estado Libre y Soberano de San Luis Potosí, 2008 : 25). Comme le soulignent certains collègues ayant travaillé dans la région, « le désert est un espace qui implique une vision générale qui met l’accent sur l’absence. Un environnement considéré austère, sec et où il est difficile

de survivre. L’aridité et la carence en eaux de surface servent de référents pour la définition physiographique du désert » (traduction dʼO. Kindl, Alvarado, Mora et Maisterrena, 2011 : 14).

Or, la cosmologie des Wixaritari nous renvoie à une conception totalement différente, voire opposée à cette image de désolation sur bien des aspects : autant les narrations mythologiques que les discours, chants et autres actions rituelles nous parlent d’une vaste étendue parsemée de fleurs, dont la quantité correspondrait à celle des étoiles dans le firmament. Wirikuta y est un territoire peuplé de vie, animale, végétale ou surnaturelle. Une multitude d’ancêtres y habitent, manifestant leur présence par le truchement des êtres qui le constituent et se trouvent matérialisés dans la configuration du paysage. L’étymologie du nom Wirikuta renvoie justement à l’omniprésence du cerf dans cette zone sacrée, puisqu’il dérive de celui d’une ancêtre nommée Wiri ‘Ɨwi, qui est décrite dans les récits mythologiques comme une biche (en espagnol : venada). C’était l’une des deux biches qui accompagnaient Tamatsi Paritsika, lui aussi un ancêtre cerf, lors du premier pèlerinage, quand le soleil s’est levé pour la première fois sur le sommet de la montagne Reu’unaxi, au-dessus de Real de Catorce : « elle fut capturée par les kakayari et sacrifiée pour former le monde avec ses restes. Le site où l’immolation a eu lieu en son honneur a été connu depuis lors comme Wirikuta (lieu où Wiriɨwi fut capturée et sacrifiée) » (traduction d’ O. Kindl, Olvera et van’t Hooft, 2015 : 37).

Quant aux habitants locaux de la commune (en espagnol : municipio) de Catorce, ils considèrent que le désert se situe toujours ailleurs : pour ceux de la Sierra de Catorce, le désert se trouve dans la plaine (en espagnol : bajío). Du point de vue de ceux qui vivent dans cette zone basse et plane qui correspondrait au désert, ils ne se reconnaissent généralement pas eux-mêmes comme des habitants du désert. Sans pouvoir m’étendre sur les conceptions des Catorceños dans cet article, je peux mentionner que les espaces non habités de la région (el monte) sont également pour eux propices aux apparitions de diverses entités qui l’habitent. Après coup, certaines caractéristiques de ces rencontres leur permettent de deviner qu’il ne s’agissait pas d’êtres humains de chair et d’os, rappelant en ceci les modes d’apparition et de présence ambiguës et fugaces de Kauyumari. Dans les deux cas (Wixaritari et locaux mestizos) la notion de désert ne semble donc pas faire partie d’une catégorie interne aux communautés concernées. Au contraire, le désert renvoie presque toujours à un autre et à un ailleurs, situés dans un environnement inconnu et sauvage.

En revanche, les voyageurs et touristes mexicains ou étrangers qui visitent la région depuis des contrées plus lointaines considèrent bien cet espace comme un « désert magique », appellation qui fait aussi écho au statut de « village magique » (en espagnol : pueblo mágico) de Real de Catorce.8 Cette dénomination nous renvoie donc à une conception du désert comme un lieu privilégié pour y vivre des expériences spirituelles et de rencontres avec le surnaturel, expériences considérées de nature plus authentique - plus proche de Notre Terre Mère, pour certains - qu’en milieu urbain, raison pour laquelle ils recherchent dans cet espace ces rencontres particulières avec des entités qu’ils tendent à identifier aux forces de la « nature ». La plupart d’entre eux, dans les témoignages recueillis lors du travail de terrain, confirment qu’ils ont été attirés dans la région par la découverte de ce « désert magique » où pousse le peyotl. Les dépliants touristiques sur la zone de Real de Catorce et ses environs reprennent et reproduisent en textes et en images cette image d’Épinal du désert magique, clairement destinée aux visiteurs provenant des grandes villes mexicaines ou de l’étranger. Selon leurs dires, la grande majorité d’entre eux sentent que cette région du monde agit sur eux comme un « aimant spirituel » en raison de la haute concentration d’énergie qu’ils y ressentent. Des « vibrations » (en espagnol : vibras) de dimensions cosmiques, généralement perçues comme positives, voire thérapeutiques, qui les motivent à pénétrer dans les parties les plus reculées et isolées du désert, à la recherche d’expériences mystiques et/ou psychédéliques intimement liées à la consommation du peyotl, de façon plus ou moins ritualisée.

C’est ainsi que ces routards venus d’ailleurs reprennent les récits locaux et réinterprètent des messages reçus dans le désert, en recréant ou inventant des actions rituelles, voire des cérémonies complètes, où il est fait référence à la présence du « venado » ou cerf bleu, du peyotl, des sorcières se transformant en boules de feu, des fantômes, voire même des ovnis et des extraterrestres. La plupart d’entre eux partagent des affinités en matière culturelle (goûts musicaux, littéraires, culinaires…) et spirituelle (religiosités alternatives, yoga, médecine naturelle…). Parmi ces voyageurs, certains décident de s’installer dans la zone après une ou plusieurs « chasses au peyotl », reprenant et réinterprétant la métaphore employée par les Wixaritari.

Les témoignages : rencontres avec Kauyumari, « celui qui ne sait pas qui il est »

L’étymologie du nom Tamatsi Kauyumari, selon certaines exégèses recueillies sur le terrain, signifie littéralement « Notre Frère Aîné, celui que ne connaît pas son [propre] nom », ou encore, « celui qui ne sait pas qui il est ».9 Les Wixaritari s’y réfèrent souvent de façon allusive ou elliptique comme « Notre Grand Frère » (en huichol : tamatsi), ou bien l’appellent simplement Kauyumari. Étroitement associé à la connaissance, à la parole, à la sagesse des initiés, son caractère est aussi espiègle, ambigu, juvénile. Selon les chamanes chanteurs, ceci est dû au fait que Kauyumari évolue dans un continuum dynamique qui lui permet de croître et de mûrir au fur et à mesure que se déroule un chant ou une cérémonie : de petit faon du soleil levant au début, il devient, en fin de cycle, un grand cerf fort et puissant.

Ainsi se produit une apparition de Kauyumari, stimulée par l’ingestion préalable de peyotl, selon le récit de l’une de mes principales interlocutrices huichol:

[…] j’avais mangé du peyotl, […] j’avais à peu près 14 ans. Je suis sortie pour marcher un peu, ma mule a pris peur en me voyant parce qu’elle percevait chez moi quelque chose de bizarre. […] J’avais peur moi aussi, car quand je marchais il semblait que tout bougeait autour de moi. Le soleil se couchait, je suis allée m’allonger. J’avais mal à la tête. À l’intérieur de mes yeux, je sentis que quelque chose me grattait. J’ai ouvert les yeux et j’ai rabattu la couverture pour en dégager ma tête. Dehors, non loin du grenier à maïs (en espagnol : carretón) où je dormais, j’ai aperçu un homme coiffé d’un chapeau, on aurait dit un petit arbre du désert [Yucca elata] et dans ma tête quelque chose me dit qu’il s’agissait de Kauyumari. […] Je me suis rendu compte que quand la mule avait henni, c’était pour m’avertir de la venue de Kauyumari. Alors que j’étais sur le point de remettre ma tête sous les couvertures, il me lança une poignée de petites pierres sur la tête. Il faisait cela comme un petit garçon qui joue à lancer des cailloux. Je pensai qu’il faisait cela parce que je ne m’étais pas confessée avant de manger du peyotl. Je me suis mise à rire et je lui ai demandé : « pourquoi me fais-tu ça ? » Puis je me suis rendu compte qu’il n’y avait plus personne. (Extrait d’entretien avec Kɨpaima, Benita Mijares Carrillo, San Luis Potosí, 2011).

Cette femme wixárika, qui approche maintenant la soixantaine, a réalisé plusieurs fois le pèlerinage à Wirikuta. Elle n’est donc plus une novice, même si son processus d’initiation, lequel peut durer des années, toute une vie même, est encore en cours. Selon ses témoignages, qui concordent avec beaucoup d’autres commentaires entendus lors du travail ethnographique, Kauyumari peut se manifester au moyen de sons, sous des formes fugaces aperçues au loin ou dans la pénombre, ou encore par de simples sensations physiques et émotionnelles ressenties comme la présence d’une entité particulière, en l’occurrence Kauyumari, qui se manifeste souvent de façon ludique et trompeuse.Bien que ce témoignage ne relève pas exactement d’une situation rituelle, il s’y rattache de façon indirecte puisqu’il fait allusion à ce que les pèlerins voient à Wirikuta : la plante dont les feuilles simulent un chapeau de peyotero.

Ce récit nous renseigne aussi sur la façon impromptue, imprévue et capricieuse qui caractérise Kauymari dans ses manières d’interagir avec les humains.

Ces effets de présence créés au moyen d’expériences sensibles comme mode de connaissance (Coquet, communication personnelle) et, en l’occurrence, de reconnaissance, font écho à celle, certes éloignée dans le temps et dans l’espace, mais néanmoins très frappante, observée sur un autel d’ancêtre bwaba du Burkina Faso :

En réalité, ces effigies nawa dressées dans la pénombre de la maison de fondation désignent des entités du territoire dont l’ancêtre se concilia les faveurs, pour lesquelles il installa lui-même l’autel […]. Les fourmis en particulier s’y installent et parcourent la surface des statuettes de leurs incessantes déambulations. Mais on peut supposer, à l’inverse, que l’on a dressé les statuettes sur la fourmilière ; les effets produits par le mouvement des insectes seraient alors délibérément recherchés de façon à ce que la vie paraisse habiter en permanence les effigies en les dotant d’une apparence animée, manière de rendre effective la présence d’êtres immatériels par le biais du sensible. (Coquet, 2011 : 74).

Selon un processus similaire, celle d’une « apparence animée », quand Kauyumari se manifeste à mon interlocutrice huichol, au début il est difficile d’identifier de quel ancêtre (kakaiyari) il s’agit puis, progressivement, un aspect caractéristique de son apparence physique l’identifie, laquelle se confond avec certaines plantes du désert évoquant la forme de son chapeau orné de plumes comme celui des peyoteros en pèlerinage à Wirikuta. Son comportement aussi le trahit, qui se manifeste par la sensation de ces petites pierres lancées sur la tête de façon taquine. Une fois que l’entité en question est identifiée, en l’occurrence Tamatsi Kauyumari, cela équivaut à la personnifier et il est courant qu’à ce stade, elle s’adresse directement à la personne à laquelle elle se manifeste pour lui transmettre un message de la part des kakaiyari, par exemple lui demander de réaliser un sacrifice, une offrande ou autre engagement rituel. Mais, comme ce fut le cas cité plus haut, il arrive aussi que Kauyumari disparaisse avant qu’une telle communication ait pu s’établir. Cela arrive surtout quand il ne s’agit pas d’un initié comme le mara‘akame, tout investi dans sa tâche de persuasion et de séduction pour convaincre Kauyumari de l’assister.

En ce qui concerne les chamanes chanteurs mara‘akate, selon leurs témoignages leur premier contact avec le monde des ancêtres s’effectue à partir des visions qu’ils obtiennent en regardant le feu central de l’espace cérémoniel et grâce à l’ingestion du peyotl. C’est généralement du brasier que surgissent tout d’abord les bois du cerf Tamatsi Kauyumari, se confondant avec les flammes et manifestant ainsi la présence proche du messager des ancêtres et des chamanes. Que ce soit à travers les rêves, lors des transes causées par l’ingestion de peyotl, grâce aux chants, aux prières ou aux incantations, il transmet à travers le chamane des connaissances techniques, scientifiques et artistiques. Notons que Kauyumari intervient aussi dans les processus créateurs des artistes wixaritari, par exemple lorsque l’élaboration de leurs tableaux de fils nierikate (sing. nierika, « dans le voir ») impliquent un cheminement initiatique ou un engagement rituel particulier avec les ancêtres (Kindl et Neurath, 2003 : 413-453 ; Kindl, 2007).

Les rencontres avec le venado sont aussi attestées par les voyageurs parcourant ce désert magique, où la « chasse au peyotl » est aussi devenue une cérémonie pour touristes psychonautes. Ceux-ci sont également appelés peyoteros par les Catorceños pour indiquer le but principal de leur visite : la consommation de ce cactus psychotrope. Eux-mêmes s’assument ainsi, resignifiant encore ici la terminologie wixárika et désireux de « se mettre dans la peau de l’Indien », comme le décrit Basset (2011) dans son étude sur le néo-chamanisme à Wirikuta :

Lors de la « chasse au peyotl », la moitié des touristes voyageurs étudiés disent se connecter avec l’esprit du cerf symbolisé par le peyotl. Par l’intermédiaire du peyotl, l’esprit du « cerf », leur ancêtre « Tamatz Kauyumarie » s’exprime. Lorsqu’ils recherchent les peyotls dans le désert, ils disent être appelés par le « venado », et c’est grâce à cette voix qu’ils trouvent leurs premiers peyotls. Plusieurs témoignages illustrant cette idée ont été relevés tels que « el venado m’a parlé », « le peyotl t’a trouvé », « Mescalito me guidera », « une fois que le peyotl te trouve, et seulement il te trouvera si tu es prêt pour apprendre, alors mange le avec respect ». (Basset, 2011 : 228).

J’ai recueilli plusieurs autres témoignages, dont celui qui suit, d’une jeune femme originaire de Mexico et installée dans la région depuis une dizaine d’années. Elle se remémore son premier voyage dans le désert (c’est ainsi qu’elle l’appelle et le conçoit) alors qu’elle avait 18 ans, en compagnie d’un groupe d’amis, venus de la ville pour aller à la « chasse au peyotl ». Après avoir trouvé plusieurs boutons de ce cactus psychotrope en marchant dans le désert, et en avoir consommé, alors que la nuit était tombée et qu’elle marchait en silence, elle se rappelle comment elle a rencontré le venado, qu’elle considère comme une manifestation du peyotl :

[…] je sentis comme si quelqu’un nous observait, j’ai levé les yeux et j’ai vu un être de presque 3 m de haut qui tenta de se cacher derrière un palmier [en espagnol: palma, nom commun du Yucca elata], comme s’il avait fait un pas en arrière quand il s’est rendu compte que je l’avais vu, puis il est parti en courant, dans sa main il portait un arc et des flèches et avait une tête de cerf et un corps d’homme, son corps était lumineux, avec des lignes de couleur [...] pour moi, ce fut ce qui a marqué ma vie, c’est pourquoi je me suis fait faire un tatouage avec cette image. Ma vie, avant et après le désert, avant et après le cerf [...] après avoir mangé la médecine, à des moments d’introspection profonde quand je posais une question, c’est une voix particulière qui répond, de façon concrète elle donne une réponse. (Traduction d’O. Kindl, témoignage écrit,10 2019).

Ce témoignage relatant l’apparition d’un cervidé mi humain mi animal est de nature composite. D’une part, il coïncide en certains aspects avec des traits caractéristiques de Kauyumari dans la cosmologie huichol : son mode d’apparition associé à la palme du désert, son comportement fuyant, son identification avec son principal prédateur, le chasseur, dont il porte les instruments, ou encore la manifestation de sa présence par le son, en l’occurrence la voix. D’autre part, sa taille surdimensionnée, l’utilisation du terme « médecine » pour se référer au peyotl, ainsi que celle de « désert » pour renvoyer à cet espace, tout en l’associant à la nuit et au silence comme autant de conditions propices à cette apparition du venado, puis la figuration de cette vision sous forme de tatouage corporel, relèvent de conceptions nous renvoyant plutôt à des contextes métis, urbains, alternatifs, à tendance mystique, des grandes métropoles mexicaines. Quoi qu’il en soit, ce récit nous confirme aussi la dimension rituelle, initiatique et performative de cette rencontre avec le venado, qui a marqué un tournant décisif dans la vie de cette personne. C’est sans doute aussi l’un des facteurs qui l’a motivée à s’installer durablement dans la région où, ayant acheté un lopin de terre avec son mari, un chamane Français, elle a créé un centre de retraites spirituelles et thérapeutiques.

Le point de vue du chamane Français (qui se démarque du néo-chamanisme car il est en désaccord avec les approches de la plupart de ses représentants) nous parle d’une relation avec le désert, le peyotl et Kauyumari dans le cadre d’une initiation au chamanisme huichol. Pour lui, il s’agit d’une démarche progressive de mise en contact et d’incorporation de la présence des entités habitant cet espace, qu’il considère comme un désert parce qu’il est éloigné de la civilisation et du quotidien, mais un désert très habité,ce qu’il explique par la sensation très forte de se trouver dans un univers différent où le peyotl et tous les esprits qui l’accompagnent sont présents. Selon son expérience d’apprentissage du chant chamanique huichol :

[…] quand tu chantes, c’est comme si tu sculptais l’espace autour de toi en suivant et en créant des chemins. […] À un moment donné, tu sens que c’est le venado qui est là. Ce n’est pas toujours perceptible par la vue, l’ouïe ou l’odorat, mais par la sensation d’une force intérieure et d’une fluidité incroyable qui vient au niveau du chant. […] Quand tu chantes, tu es toujours toi mais tu es bien plus que toi car il y a une présence bien supérieure qui t’habite. Au cours de la cérémonie, se produisent de nombreux processus d’incorporation de présences ; à un moment donné, ce qui vient t’apparaît comme une réponse à toute cette recherche effectuée durant la cérémonie. Et c’est là que tu te sens venado ; pas avec des bois, mais d’un point de vue intérieur.Tu as la certitude d’être avec Kauyumari, d’être Kauyumari. […] Au niveau des perceptions, le chamane part sur les traces (comme s’il partait à la chasse) du venado avec ses muwieri, il part à la recherche de Kauyumari après avoir parlé avec le feu. Il le capture dans le nierika et c’est à ce moment-là que se produit l’incorporation. (Extrait d’entretien, 2019).

Cette expérience concorde avec ce que nous signale Lemaistre (2003 : 242) dans son étude sur le chant chamanique huichol, quand il souligne « l’étonnante magie grammaticale qui leur fait dire, au cœur de leur chant, Kau’ne’mari, “moi, Kauyumari”, [qui] confirme que Kauyumari est un autoportrait du mara’akame “savant” et “décepteur”, conscient des prestiges mais aussi des impasses de la connaissance […] ».

Le chamane Français s’inspire autant de ses lectures de textes anthropologiques, dont il est très friand, que de ce qu’il nomme le « fond culturel huichol ». Pour lui, il est clair que les visions et manifestations qu’expérimentent les gens qui vont dans le désert sont conditionnées par ce fond culturel, en combinaison avec des éléments du New Age. En général, observe-t-il, leur connaissance de la cosmologie wixárika est superficielle : ils parlent du venado mais ne le connaissent pas vraiment et le font passer par le tamis d’une vision religieuse ou spirituelle qui leur est propre. Pour lui, si le néo-chamanisme est très imprégné du New Age, il s’en distingue aussi par l’aspect pragmatique de l’apprentissage du chamanisme, qui amène la personne qui s’investit dans cette démarche à approfondir ses connaissances et se rapprocher de la complexité qui caractérise des systèmes de pensée comme celui qui se déploie dans la cosmologie wixárika.

Des effets de présence aux effets de personne

Que nous dit cette grande plasticité et variabilité des modes de présence de Kauyumari ? Peut-on, à partir de ses figurations et de ses différents contextes d’apparition, dont nous avons parlé dans les fragments ethnographiques présentés ci-dessus, parler d’un passage graduel, d’une sorte de continuum qui mènerait d’un effet de présence à un effet de personne ?

En résonance avec ces réflexions sur les diverses modalités d’effets de présence de figurations rituelles habitant le désert magique de Wirikuta, à partir de celle de Kauyumari, nous évoquerons ce que suggéra visuellement l’exposition « Persona. Étrangement humain » (Musée du quai Branly, 2016) :

des indices minimes -un type de mouvement, l’ébauche d’une forme, une sonorité inattendue, etc. - suffisent à faire naître le sentiment d’être en présence d’une entité dotée d’intentions, quels que soient le mode de perception et les dimensions de la chose perçue. Les mécanismes perceptifs qui entrent en jeu dans l’interprétation des présences qui nous entourent et la manière dont des effets de personne peuvent se produire en situation sont encore mal connus et constituent des thèmes d’investigation autant pour l’anthropologie que pour les sciences cognitives ou la psychologie expérimentale. (Dufrêne et al., 2016 : 12).

Dans cette exposition sont décrites diverses situations renvoyant à des contextes spécifiques dans lesquels se produisent de tels phénomènes d’effets de présence et d’effets de personne. On y observe les différences entre les formes de divers objets, images et figures permettant de susciter ces effets, qui mènent à pénétrer et parcourir des zones spatio-temporelles opaques, fugaces, ambiguës liminales. Les commissaires de cette exposition (plusieurs anthropologues et un historien de l’art) suggèrent à travers la muséographie employée que les objets, images et figures matérielles sont des concrétisations plus durables que les apparitions éthérées évoquées dans certaines salles. Ces processus de matérialisation, avec la permanence relative qu’elles impliquent, peuvent donc leur faire perdre leur qualité d’effet de présence pour les transformer graduellement en effets de personne, tout cela dans un processus d’identification progressive répondant au schéma intuitif proposé par Masahiro Mori pour la construction de sa théorie de la Uncanny Valley (Dufrêne et al., 2016 : 15-16, 171). La question clé qui ressort de cette exposition est donc la suivante : selon les cas, les situations et les contextes, comment peuton distinguer entre effets de présence et effets de personne et qu’est-ce qui relie les uns aux autres ? Comme le précisent les auteurs du catalogue, « des effets de présence aux effets de personne, il n’y a qu’un pas, mais qu’il ne faut pas franchir trop vite. On doit s’interroger sur les paramètres qui favorisent la perception d’une présence dans une situation donnée, et qui font que cette présence est ramenée ou non à des familles connues d’humains, d’animaux, d’esprits, de divinités, de fantômes, etc. » (ibid. : 13).

Les modes de présence de Kauyumari peuvent-ils aller des effets de présence aux effets de personne, selon le continuum proposé dans le cadre de cette exposition anthropologique « Persona » (Dufrêne et al., 2016) ? Ce qui est intéressant chez ce personnage, c’est qu’il est à la fois capable de produire des effets de présence et des effets de personne. Ou plutôt, sur le mode dynamique et mouvant qui le caractérise, il se manifeste par l’un, puis l’autre de ces effets, jusqu’à ce qu’il décide d’échapper aux effets qu’il vient tout juste de créer, pour disparaître et réapparaître ailleurs… Comme s’il était capable à sa guise de changer de dimension, il possède l’habileté de se mouvoir sur ces deux registres et bien d’autres possibles encore, la plupart inconnus, voire insoupçonnés, et peut même les combiner et les modifier selon ses envies, ses caprices ou ses nécessités. D’où son fort potentiel créateur dans la cosmologie wixárika.

Lorsque nous avons affaire à un effet de présence, qui correspondrait à la situation où nous percevons que quelqu’un ou quelque chose se manifeste sans que nous sachions encore exactement de quoi ou de qui il s’agit, nous trouverionsnous dans un stade antérieur à la formation d’une figuration précise, en quelque sorte dans une phase de gestation de la forme ? Quand cette présence prend forme, quand une figure nous apparaît de telle façon que nous puissions l’identifier, la nommer, voire même communiquer avec elle de façon plus claire et structurée (dans un dialogue, par exemple), nous aurions alors affaire à un effet de personne ?

Peut-être pourrions-nous trouver quelques éléments de réponses à ces questions en explorant certaines expériences d’art contemporain ? L’une des installations montrées dans le cadre de cette exposition, faite de fibre optique (voir la Figure 15), en est, à mon sens, une expression frappante.

Source : Dufrêne et al., 2016 : 34-37.

Figure 15 Homos Luminosos (2010) de Roseline de Thélin. 

Ainsi Robert Morris, James Turrell, Joseph Beuys, Richard Long, Robert Smithson et Giuseppe Penone « étaient intéressés autant par l’œuvre achevée, le résultat, que par la dynamique des relations dont elle était issue, et par les effets que sa présence provoquait » (Coquet, 2011 : 9). On pourrait ajouter aux noms de ces artistes celui de Takis, sculpteur et créateur de performance artistique passionné par le mouvement, les vibrations sonores et la lumière comme autant de mediums pour capter l’invisible. Son œuvre repose sur l’exploration d’énergies, lesquelles ne sont pas forcément dotées de formes matérialisées sous forme plastique. Les mouvements aléatoires traduisent dans ses créations et installations son désir de mettre en exergue les sources d’énergie qu’il cherche sans cesse à intégrer dans son travail et qui appartiennent à part entière à ses œuvres. Il crée des compositions qu’il nomme « Tableau vibratif », « Télésculpture », « Télélumière », insérant ainsi la lumière, le mouvement et le son au sein même de ses compositions. Dans une ligne affine d’expérimentation entre art et science visant à capter les présences d’entités invisibles ou d’éléments généralement considérés comme de simples objets inertes, nous pouvons également mentionner les artefacts créés par Ariel Guzik. Ceux-ci peuvent aussi être compris comme des « dispositifs opératoires » (Mancini, 2010 : 157-158 et 2018 : 9-36), transposés dans le monde de l’art et instaurant un dialogue avec la science à des fins expérimentales et comme une démarche de connaissance du monde par ses aspects sensibles (Dewey, 2005 [1934] ; Coquet, 2011 : 74). Destinés à comprendre des modes d’existence issus de la nature, principalement à travers l’amplification et l’adaptation à l’ouïe humaine des sons et les vibrations que peuvent émettre les baleines au fin fond de l’océan pacifique ou les plantes sur terre, ce créateur travaille dans « l’idée […] de construire une œuvre d’art qui rende possible la communication grâce à des vibrations […]. Guzik a créé de nombreux archétypes qui permettent, par exemple, d’écouter les ondes cérébrales ou la lumière du soleil » (traduction d’O. Kindl, https://mxcity.mx/2016/06/ariel-guzik/, consulté le 10 novembre 2018).

La distinction entre une anthropologie de l’image et une anthropologie de la figuration aurait-elle donc quelque-chose à voir avec le fait que l’image ou la forme plastique matérialisée (médiatisée, dirait Belting, 2004 [2001]) renverraient à quelque chose de plus fixe, de plus fini et abouti que la figuration qui, elle, impliquerait un processus dynamique, jamais totalement achevé ? Cela irait-il dans le sens d’une forma formans par opposition à la forma formata en art ? Rappelons que pour Jean-Pierre Vernant (1990 : 225-238) « la représentation figurée n’est pas une donnée immédiate de l’esprit humain, un fait de nature, constant et universel. C’est un cadre mental qui, dans sa construction, suppose que soient déjà dégagées et nettement dessinées, dans leurs rapports mutuels et leur commune opposition à l’égard du réel, de l’être, des notions d’apparence, d’imitation, de similitude, d’image, de faux-semblant ». Dans le cas de Kauyumari, sous son aspect de cerf, de chamane, de peyotl, ou de son avatar graphique le nierika, pouvons-nous parler alors d’une f igura f igurans ?

Du pouvoir des images au pouvoir de la présence

Pourquoi parler de pouvoir de la présence plutôt que de pouvoir des images ? Selon Freedberg (1998[1989], le pouvoir des images réside principalement dans les réactions émotives qu’une œuvre plastique peut causer sur les êtres humains. C’est dans cette mesure que son analyse constitue une théorie anthropologique des réactions humaines aux images. Cependant, comme le démontre cet auteur, de telles expériences peuvent être autant collectives qu’individuelles et se produire ou non en contextes rituels. Quel serait alors le pouvoir d’une présence et pour quelles raisons est-il pertinent d’opérer un tel passage théorique et conceptuel ?

L’importance des dispositifs rituels dans les processus de captation et de création de présences, liées à divers mécanismes d’attribution de personnalité à des images ou à des figures est confirmée par Schmitt, qui souligne la centralité de l’indice dans ces contextes : « Les formes figuratives et les couleurs sont plutôt conçues comme les indices de réalités invisibles qui transcendent les possibilités du regard. Les images ne sauraient “représenter” - au sens habituel du terme - de telles réalités. Tout au plus peuvent-elles chercher à les “rendre présentes”, à les “présentifier” » (Schmitt 2002 : 24). Un pouvoir de la présence donc, qui dépasse celui de l’image. À partir de la question « que peut une image ? » (Dierkens et al., 2010 : 14), nous opérons donc ici un glissement vers la question « que peut une présence ? ».

En se centrant sur les processus de présentification de certaines entités qui caractérisent des phénomènes d’attribution de pouvoir à certains indices (statue, idole, saint, vierge, ou autre matérialisation de l’entité en question), les réflexions de cet historien médiéviste nous permettent d’envisager des indices susceptibles de fusionner avec leur prototype, généralement en contextes rituels. Gell (2009[1998]) traiterait sans doute ces images et ces objets de culte comme des agents dotés d’intentionnalité, ayant une incidence sur les relations sociales de leurs dévots. Leur agency consisterait en l’attribution d’intentionnalité à un prototype par le truchement d’un indice (support matériel ou visuel) derrière lequel il est sensé se cacher et qui aurait ainsi un impact de cause à effet sur les relations sociales et le monde. Leur pouvoir résiderait donc dans leur fonction cognitive et leur efficacité sociale, de façon proche du pouvoir des images exploré par Freedberg (1998 [1989]). Pour Schmitt, en revanche, le traitement des images médiévales relève de processus complexes de présentification d’entités absentes ou invisibles qui, en se matérialisant, sont dotées de pouvoir au moyen de dispositifs plastiques autant que rituels, « par toutes ces pratiques de vénération-adoration (prosternations, prières, baisers, offrandes, prélèvements, processions, rêves, etc.) qui, quoi que puisse en dire la théologie, supposent fondamentalement la reconnaissance d’une présence » (Schmitt, 2002 : 94). Ici, l’accent est donc mis sur les dispositifs mis en place plutôt que sur des processus psychologiques ou des mécanismes cognitifs qui se projetteraient sur une réalité et agiraient sur les relations sociales de façon mécanique.

Une analyse du culte de la Santa Muerte dans le Mexique contemporain (Mancini, 2018 : 9-36, dans la première partie de cette section thématique) nous propose des outils conceptuels qui semblent rejoindre certaines propositions de Schmitt sur les processus de présentifications d’entités par des figurations rituelles :

personnification mythique non pas d’une réalité précise, mais bien plutôt d’une fonction, elle serait moins le symbole ou le signifiant d’un concept ou d’un objet défini qu’un dispositif opératoire, un opérateur praxéologique censé transformer la réalité afin de rendre celle-ci susceptible d’être vécue et habitée. » (Mancini, 2010 : 157-158).

Cela dit, dans le cas de figurations et de présences comme celle de Kauyumari, du nierika et du peyotl, peut-on parler de phénomènes comparables au mode de l’apparition épiphanique médiévale mentionnée par Schmitt (2002) et autres spécialistes des religions ? Il semblerait que les procédés de l’apparition soient différents de ces effets de présence attribués à Kauyumari car, dans le cas de l’apparition d’un saint, d’une vierge ou même d’un fantôme, par exemple, la figure résultant de l’apparition est de nature plus iconique, plus matérielle et plus durable. Ainsi, une Vierge qui apparaît sur une pierre (Fierro, 2018 : 87-116, dans la première partie de cette section thématique) y restera de façon relativement permanente et il est très probable que la présence miraculeuse de cette figure fasse de son lieu d’apparition un sanctuaire. En revanche, la modalité d’apparition de Tamatsi Kauyumari est fugace, changeante, ambiguë : il fait sentir sa présence, peut apparaître soudain puis disparaître à l’instant qui suit, pour réapparaître ici ou un peu plus loin. Même si le site de Kauyumari muyewe est sa demeure principale, le nom même du lieu évoque le mouvement vif d’une présence mouvante, instable : il signifie, selon les dires de mes interlocuteurs wixaritari, le lieu « où on peut apercevoir Kauyumari », « là où Kauyumari fait pointer le bout de ses bois » d’entre les pierres du puits d’offrandes central qui caractérise cet endroit. On se réfère aussi à cet endroit comme « là où il s’est assis [puis est reparti] ensuite », « là où il est passé », tel le furet de la chanson française, qui est « passé par ici et repassera par là… ».

Conclusion

Pour finir, nous remarquerons que la figure de Kauyumari, « qui ne connaît pas son propre nom », donc sans identité intrinsèque particulière, tout comme celle du nierika, étant donnée leur nature commune ambiguë, instable, répondent difficilement à l’appel, si j’ose ainsi l’écrire, face à toute tentative de les enserrer dans un cadre ontologique. Kauyumari ne sait pas comment il s’appelle, ni qui il est vraiment, mais il est omniprésent et là où on croit le trouver il disparaît, il est à la fois la proie et son chasseur, et en même temps il est maladroit, perd aux jeux, trompe et transgresse toutes les règles de la bienséance. Plutôt qu’une « ontologie morphologisée », car il ne s’agit pas, dans le cas de Kauyumari, « d’anticiper […] le type d’agence associé à un type de forme » (Descola, 2006 : 169), correspondrait-il plutôt à une figurabilité potentielle de sa propre présence ? Tout comme le nierika ne renvoie pas forcément pas à une forme définie, mais est le potentiel de toute image (Kindl, 2005 : 225-248), Kauyumari s’avère être une figuration virtuelle se manifestant comme la fugace apparition de toute présence possible dans le monde que nous percevons. En raison d’une capacité surprenante et imprévisible d’apparaître et de disparaître, de façon dynamique, sous des formes très variables, des figurations comme celle de Kauyumari mettent donc à l’épreuve et à la fois interrogent le concept d’ontologie tel qu’il a été appliqué à l’anthropologie (Descola, 2005). Dans la mesure où cette figuration renvoie à une présence qui pose la question de l’identité et de la connaissance, en faisant de ceux-ci des processus discontinus, accidentés, hasardeux, que trouver de plus éloigné de l’ontologie, « partie de la métaphysique qui s’applique à l’être en tant qu’être, indépendamment de ses déterminations particulières » (Robert, 1996 [1967]) : 1534 ? Kauyumari se situe donc plutôt du côté du Being Alive qui intéresse Ingold (2011) que d’une ontologie stable et structurelle à la Descola (2005) ; en effet, la démarche de ces deux anthropologues contraste en ce que « l’un s’intéresse aux ontologies, aux manières d’être au monde, à la stabilité, alors que l’autre s’intéresse aux ontogenèses, aux manières de changer le monde, à la labilité » (de Meyer, 2015).

Présence insaisissable, image mouvante et instable, figuration fragmentaire, dépendant principalement de processus de reconstruction et de reconnaissance à travers les indices et les traces qu’il laisse sur son passage, chacun peut voir et percevoir Kauyumari comme il se le figure. Chaque rencontre avec lui permet de le connaître et de se reconnaître soi-même sous un angle particulier et nouveau, dépendant des contingences et des contextes de son apparition, tout comme le sont les autres entités perçues dans ce « désert magique » et qui cohabitent avec lui, se faisant sentir au moyen de ces effets de présence et effets de personne que nous avons tenté de restituer dans cet article, ne serait-ce que de manière forcément partielle.

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1Je tiens à remercier Elizabeth Araiza, ainsi que les lecteurs anonymes de cet article lors de son processus d’évaluation, pour leurs commentaires aux contenus qui m’ont été d’une aide précieuse en tant qu’outils de réflexion. Le résultat est, bien sûr, de mon entière responsabilité.

2Cactus aux effets psychotropes dont l’un des principes actifs est la mescaline, consommé par les Wixaritari lors de leur pèlerinage à Wirikuta et dans d’autres contextes rituels. Le peyotl (Lophophora williamsii) est connu depuis l’époque précolombienne par diverses populations natives du Mexique qui l’ont adopté depuis des siècles principalement pour la consommation rituelle et thérapeutique.

3Commercialisées à partir des années 1950, ces créations sont désormais célèbres sur le plan international. Pour de plus amples informations sur l’histoire de l’art huichol, voir Kindl (2007).

4Le mara’akame (plur. mara’akate) est à la fois officiant des cérémonies traditionnelles, guérisseur et connaisseur de la mythologie. Dans certains cas, en raison de plusieurs de ses fonctions et attributs, il peut être comparé à un chamane. Il a notamment la capacité de communiquer avec les ancêtres à travers ses chants cérémoniels, ses rêves, ou lors des visions qu’il expérimente sous les effets de psychotropes comme le peyotl.

5Aspects que je ne pourrai pas détailler ici mais que j’ai déjà décrit et analysé ailleurs (Kindl, 2003 ; 2005 ; 2007 ; 2014, entre autres).

6La région est parcourue par un nombre croissant de touristes-voyageurs partisans d’un tourisme alternatif de type mystico-spirituel, identifiés sous le terme de « psychonautes » (Basset, 2011). Cette dénomination, désormais de plus en plus acceptée, voire revendiquée par ces visiteurs, se réfère aux personnes dont la motivation principale est la recherche d’expériences psychiques, spirituelles ou simplement récréatives à partir de la consommation du peyotl.

7Réalisé par l’animateur Arnold Abadie de Saiki Studio, ce court-métrage circule sur internet (http://neomexicanismos.com/cultura-mexico/kauyumari-el-venado-azul-wirikuta-animacionhuichol-video/) et a été classé premier en 2013 dans la catégorie de l’animation du Festival biodiversité terrestre Ecofilm.

8En 2001, Real de Catorce a été inclus dans le programme « Pueblos Mágicos » du Ministère mexicain du tourisme (Secretaría de Turismo).

9D’après Lemaistre (2003 : 240), « celui qui ne (se) connaît pas » (ka, négation ; yu réflexif ; mari, « connaître »).

10Les témoignages anonymes le sont à la demande des intéressés.

Received: November 20, 2018; Accepted: July 01, 2019

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