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Acta poética

versión On-line ISSN 2448-735Xversión impresa ISSN 0185-3082

Acta poét vol.27 no.1 Ciudad de México abr./may. 2006

 

Artículos

 

Dire l'alterité: Les Guérillères de Monique Wittig

 

Clive Thomson

 

Resumen

El problema de la otredad manifestado en la obra de la feminista francesa Monique Wittig es aquí analizado mediante la herramienta teórica proporcionada por Bajtín, visto a través de la óptica de Todorov, y mediante la comparación de las aportaciones de los pragmatistas franceses Oswald Ducrot y Francis Jacques con las propuestas de Bajtín sobre las relaciones entre el yo y el otro. El resultado es la sugerencia de la necesidad de una nueva pragmática apta para explicar la novedosa obra de la escritora.

 

Abstract

The problem of otherness in the work of the French feminist writer Monique Wittig is analyzed through theoretical concepts provided by Bakhtin but seen through Todorov's lenses. This article also tackles a comparison between the pragmatics of Ducrot and Francis Jacques and Bakhtin's theory. The author suggests a new pragmatics is necessary to explain Monique Wittig's innovative work.

 

Je dis que ce qui est, est. Je dis que ce qui n'est pas, est également. Quand elle reprend plusieurs fois la phrase, la voix dédoublée, puis triple, superpose sans cesse ce qui est et ce qui n'est pas. Les ombres couchées sur le lac bougent et se mettent à trembler à cause des vibrations de la voix.

Monique Wittig, Les Guérillères.

 

Toute étude sérieuse dans le domaine de la pragmatique devrait prendre comme ouvrage de référence essentiel Alice aux pays des merveilles de Lewis Carroll. Les discussions lumineuses, comme la suivante, entre Humpty Dumpty et Alice, ne peuvent qu'inspirer une réflexion fructueuse sur le genre de question dont se préoccupent souvent les pragmaticiens:

"Ne reste pas là comme ça à bavarder toute seule," dit Humpty Dumpty qui regardait [Alice] pour la première fois, "mais enfin dis-moi comment tu t'appelles et ce que tu fais là."

"Je m'appelle Alice, mais..."

"C'est un nom stupide tout de même," interromput Humpty Dumpty avec impatience. "Qu'est-ce qu'il veut dire, ce nom?"

"Un nom doit dire quelque chose?" demanda Alice d'un air de doute. "Bien sûr," ricana Humpty Dumpty. "Mon nom signifie la forme que j'ai-et c'est une bien belle forme. Avec un nom comme le tien, tu pourrais avoir n'importe quelle forme, presque..." (268-269)

Cet échange de paroles peut être considéré comme la représentation fictive d'un problème onomastique, celui de l'arbitraire des noms propres. Il m'intéresse, toutefois, à un autre titre en tant que mise en scène du problème langagier de l'al-térité. Un autre dialogue entre Alice et Humpty Dumpty est encore plus symptomatique à cet égard:

"Quand moi, j'utilise un mot," dit Humpty Dumpty, sur un ton de mépris, "il signifie exactement ce que j'ai décidé qu'il signifierait, ni plus ni moins."

"Mais la question," rétorqua Alice, "est de savoir si tu peux faire que les mots signifient tant de choses différentes" (274, mes traductions).

Alice soulève indirectement (et à son insu probablement) la question du rapport entre l'intentionnalité du locuteur et le sens des énoncés et fait allusion, donc, au genre de problème que débattent depuis plusieurs décennies les pragmaticiens anglo-américains et français qui travaillent sur les actes de parole (J. L. Austin, J. Searle, O. Ducrot, etc.). Il me semble, toutefois, que le comportement d'Alice peut signifier autre chose. Humpty Dumpty, en refusant dogmatiquement d'admettre la polysémie des énoncés, manifeste ce que l'on pourrait appeler, en termes bakhtiniens, une attitude monologique à l'égard du fonctionnement du langage. Alice, par contre, représente la voix du dialogisme et de l'Autre à savoir une voix féminine qui fonctionne comme l'Autre de celui qui se prend non seulement comme maître du signifiant mais aussi comme celui qui refuse l'altérité du langage. Par ses questions et ses doutes, elle donne la parole, en quelque sorte, à l'Altérité.

L'objectif de mon article est d'explorer brièvement, à la lumière de certains travaux dans le domaine de la pragmatique française, comment un autre texte, Les Guérillères de Monique Wittig, "dit" son altérité. Francis Jacques (auteur de Dialogiques: recherches logiques sur le dialogue et de Différence et subjectivité) et Oswald Ducrot (auteur de Dire et ne pas dire et de Le dire et le dit) sont deux pragmaticiens dont les publications semblent tout à fait pertinentes pour le genre d'analyse que j'entreprends parce qu'ils s'inspirent explicitement d'une des théories de l'altérité potentiellement les plus riches du vingtième siècle, celle de Mikhaïl Bakhtine. En d'autres termes encore, mon projet ici consiste à créer un dialogue entre les textes indiqués (textes théoriques et texte de création), non pas pour "appliquer" ceux-là à celui-ci). Dans ce sens, je n'accorde pas aux textes théoriques un statut privilégié, a priori, parce que ce serait une démarche monologique qui hypostasie la théorie par rapport aux autres textes. Mon désir est plutôt de tenter une analyse dont la méthode aurait des affinités avec les travaux de M.-Pierrette Malcuzynski qui a su, tout au long de sa carrière, développer une approche textuelle véritablement dialogique. Mon choix du texte des Guérillères se fait, en partie, pour rendre hommage à Monique Wittig, une auteure dont la créativité et l'originalité ne font pas de doute. Monique Wittig, féministe française, connue comme militante, théoricienne, poète, romancière est décédée en janvier 2003.

Il serait logique, donc, avant de poursuivre l'analyse proprement dite des Guérillères, de présenter d'abord les idées de Bakhtine sur l'altérité, et ensuite d'indiquer en quoi consiste la démarche pragmatique de Jacques et de Ducrot. Bakhtine n'est qu'un penseur parmi bien d'autres qui ont exploré le sujet philosophique de l'altérité et de la différence. Martin Heidegger, Maurice Merleau-Ponty, Jacques Lacan, Julia Kristeva, Emmanuel Lévinas, Maurice Blanchot, Georges Bataille sont tous des philosophes et écrivains qui ont traité ce sujet. En fait, la différence (ou la "différance") est devenue, comme le montrent les débats sur le postmodernisme, une des préoccupations philosophiques dominantes de la fin du vingtième siècle. Et on n'a qu'à regarder les luttes dans le monde la guerre en Iraq, les conflits en Israel, etc. pour se rendre compte que la différence est une question profondément politique. Il va sans dire que le sens que j'attribue aux termes de différence et d'altérité dans le présent article est, à la base, politique.

Je ne prétends pas accéder à "l'essence" de la pensée (ou à "l'esprit" comme disent certains voir Morson et Emerson) de Bakhtine sur l'altérité car notre accès à cette pensée est nécessairement filtré à travers les postulats de la critique existante sur la question. De manière générale, notre compréhension des concepts de Bakhtine ne peut se faire qu'en explorant la sédimentation des usages passés. Commençons, donc, par le Bakhtine de Tzvetan Todorov qui, avec certains autres commentateurs, comme Michael Holquist et Katerina Clark, privilégient la dimension philosophique de cette oeuvre. Todorov affirme que, chez Bakhtine, la théorie de l'altérité est "la clef de son oeuvre entière" (145). Il continue en soutenant que même si l'importance qu'accorde Bakhtine à l'autre dans la constitution de la personnalité humaine n'est pas originale chez lui, c'est l'importance relative de cette idée dans le projet global de Bakhtine qui fait de lui un penseur original dans le contexte du vingtième siècle.

Dans les premiers travaux de Bakhtine qui datent des années 1920 ("L'Auteur et le héros" [1922-24], "Vers une philosophie de l'acte" [1921-24 ?]) et qui sont d'orientation phénoménologique, l'altérité joue un rôle décisif. L'individu ne peut qu'éprouver, prétend Bakhtine/Todorov, un sentiment sinistre ou fantomatique lorsqu'il se contemple, par exemple, dans un miroir. Se regarder de l'extérieur, donc, est un acte vide de signification parce que nous devenons conscients de nous-mêmes seulement à travers l'autre et à l'aide de l'autre. Je me trouve dans autrui, trouvant autrui en moi: "seul le regard d'autrui peut me donner le sentiment que forme une totalité" (147).

Cette conception des rapports humains va jouer un rôle très spécifique mais changeant dans les idées esthétiques et littéraires de Bakhtine tout au long de sa carrière. Dans "L'Auteur et le héros," Bakhtine analyse longuement la notion d'exotopie (ou d'extériorité) qui signifie le rapport idéal entre un auteur et ses personnages. Les romans de Dostoïevski mettent en scène le genre d'exotopie que préfère Bakhtine, à savoir celle qui n'enferme pas le personnage dans la conscience de l'auteur. Les personnages sont, en quelque sorte, indépendants et mènent une vie indépendante de leur créateur. Ceci ne peut être qu'une façon de parler, car nous savons, si ce n'est que d'un point de vue empirique, qu'un personnage de roman ne peut exister sans écrivain. Ce qui est important ici, comme souvent avec les idées de Bakhtine, c'est non pas le sens littéral ou isolé de telle ou telle affirmation, mais l'implication de l'idée dans le contexte plus large de son esthétique littéraire. L'exotopie que réclame Bakhtine pour le personnage dostoïevskien est une manière de mettre en cause, sur le plan de l'éthique générale, la question du privilège d'une conscience sur une autre. Le rapport je/autre, tout comme le rapport auteur/héros, est toujours asymétrique. En d'autres termes, Bakhtine refuse absolument la dialectique hégélienne qui privilégie toujours le moi sur le tu, le même sur l'autre, l'identité sur la différence. Todorov résume ainsi l'importance esthétique de l'exotopie pour Bakhtine: "L'auteur ne pourra accomplir, achever, clore son personnage que s'il lui est extérieur; il est l'autrui porteur des éléments transgrédients dont le personnage a besoin pour être complet (réciproquement l'expression de soi en art est impossible; seul peut être exprimé un rapport à autrui)" (113).

Les idées de Bakhtine sur l'altérité resteront au coeur de ses projets dans les années 1920, mais elles subiront une réorientation radicale à partir de 1930. Le sujet parlant, tel que conçu dans un texte comme "L'Auteur et le héros," trouve sa valeur en tant que sujet intentionnel. A l'époque où Bakhtine écrit "Le Discours du roman" (1934-35), par contre, le sujet humain ne trouve sa valeur ou son identité globale que dans un contexte idéologique. Entre 1920 et 1930, le terme de valeur sera remplacé par celui d'idéologie dans les écrits de Bakhtine.

La simplification extrême des idées de Bakhtine que je viens de présenter ne doit pas se tromper, car les écrits de Bakhtine des années 1920 sont, en réalité, d'une grande complexité. Et, ce qui est encore plus important, notre compréhension des idées de Bakhtine va certainement évoluer, puisque des recherches sur le contexte intellectuel, social et politique dans lequel Bakhtine a vécu au début de sa carrière continuent à donner des résultats étonnants (voir les travaux de Hirschkop, Tihanov, Brandist).

 

La pragmatique logique

La réflexion philosophique de Francis Jacques se nourrit de sources multiples et hétérogènes, mais les recherches des pragmaticiens anglo-américains (Austin, Searle, Strawson, etc.) l'ont probablement influencé le plus (une des études les plus récentes sur Jacques est le volume suivant: Du Dialogue au texte: autour de Francis Jacques, F. Armengaud et al., éds.). Jacques se situe par rapport à Bakhtine de la manière suivante: "On ne saurait trop faire l'éloge de Mikhaïl Bakhtine qui le premier a posé le principe dialogique. Si j'ai proposé une radicalisation de sa perspective, qui se poursuit dans le présent travail [Différence et signification], le lecteur vérifiera qu'elle n'est pas étrangère à son esprit" (318).

Dans Dialogiques: recherches sur le dialogue, Jacques se donne comme objectif général de renouveler les recherches sur la question d'autrui: "sur le terrain logico-linguistique..., la question s'énonce en termes pratiques et non plus spéculatifs" (13). Sa perspective sera celle de la logique et de la pragmatique. Voici comment Jaques conçoit le problème de l'altérité:

"Il faut que le sujet fasse être le rapport à autrui par un acte exprès. Un tel acte ne correspond pas à une vérité connaissa-ble. Il est contingent, imprévisible, intermittent. La première personne fait être la relation à l'autre par son acte. Et chose très remarquable: cet acte la constitue comme sujet pratique, en même temps que son corrélat" (21, Jacques souligne).

L'objet d'étude spécifique de Jacques est "le dialogue référentiel", c'est-à-dire celui où l'échange d'information permet d'établir l'existence et l'identité du référent. Un modèle pragmatico-logique rigoureux est proposé pour rendre compte du dialogue. La théorie des jeux, les actes de langage et la sémantique modale sont les domaines de recherche que Jacques explore et exploite en beaucoup de détail. Deux concepts ontologiques originaux sont présentés: la rétroréférence ou l'ensemble des marques formelles qui permettent aux interlocuteurs d'identifier leur place dans l'échange verbal; la coréférence ou l' identification progressive au réel qu'accomplissent les interlocuteurs au moyen d'une exploration des mondes possibles mis en jeu dans le dialogue.

Jacques travaille à un haut niveau d'abstraction en utilisant les procédures de la logique formelle. Il invente, au besoin, les énoncés dialogués dont il a besoin pour faire avancer sa conceptualisation, au lieu de travailler à partir d'exemples de dialogues "réels" tirés de textes littéraires ou autres.

Certains postulats de Jacques sont tout à fait compatibles avec ceux de Bakhtine. D'autres le sont moins. Jacques parsème ses analyses d'aphorismes qui pourraient être de la plume de Bakhtine: "Chacun est pour l'autre l'occasion d'être soi"; "Aucun ego ne peut rester en soi" (39); je et tu "ne se conçoivent pas l'un sans l'autre" (39); "En lui-même, je n'est personne" (Dialogiques 48; 127) (Jacques souligne).

Mais s'il existe des affinités entre les entreprises de Bakhtine et de Jacques, elles me semblent plutôt de surface, car la perspective pragmatico-logique qui est avancée dans Dialogiques, révèle des présupposés de type formaliste ainsi que des ambiguïtés pour ce qui est de la conception du sujet parlant. Jacques constate, par exemple, qu'il "n'y a de parole que là où un "je" s'empare du système de la langue, mais pour s'adresser à quelqu'un d'autre" (38). La dichotomie saussurienne entre langue/parole informe, on le voit, la démarche théorique fondamentale de Jacques. Encore plus révélatrice est la citation suivante: "C'est en effet le registre pronominal qui doit nous aider à fonder formellement la catégorie de la personne, simultanément la mienne et celle d'autrui" (36; je souligne). La démarche formaliste de Jacques se voit surtout au moment où il traite la question du contexte: "J'ai résolument fait abstraction de l'horizon social du discours, des liens familiaux ou amicaux, de tous les emplacements institutionnels qui, dans un monde hiérarchisé, règlent le droit à la parole" (75). Les travaux de Bakhtine des années 1930, ceux qui me paraissent particulièrement intéressants pour l'analyse pragmatique, sont systématiquement anti-formalistes.

La théorie du sujet de Jacques qui présente certaines ambiguïtés le sépare également de la position de Bakhtine. Les aphorismes du genre "Aucune priorité du même sur l'autre" (39) que l'on peut lire dans Dialogiques me paraissent incompatibles avec les formulations de Bakhtine. Jacques écrit encore: "Une telle réversibilité [entre sujets parlants] égalise dans le temps des positions qui peuvent paraître d'abord inégales" (128). La notion de l'égalité des positions des sujets parlants est étrangère aux idées de Bakhtine. Comme les pragmaticiens de la tradition anglo-américaine, Jacques présuppose la souveraineté de la conscience individuelle avant que l'échange verbal ait lieu, au lieu de considérer la rencontre dialogique comme un moment qui dérange ce qui semblait se présenter comme deux positions de sujet fixes ce serait la perspective de Bakhtine.

Il me semble que la conception du sujet de Jacques comporte une autre dimension qui le rend incompatible avec les formulations de Bakhtine. Certains passages dans Dialogiques, comme le suivant, impliquent un modèle tripersonnel dont les termes définitoires sont je, tu et il:

"Chemin faisant, je rappelais systématiquement les raisons pourquoi c'est au moment où je m'adresse à toi et où je reconnais ce qu'on dit de moi comme d'un lui, que j'ai l'occasion de m'identifier comme je. Et de même pour la personne d'autrui: c'est au moment où il s'adresse à moi et où il reconnaît ce que je dis de lui qu'il a occasion de s'identifier comme un moi personnel. Nous sommes solidaires en notre structure tripersonnelle d'identification" (Différence et subjectivité, 357) (Jacques souligne).

Jacques semble impliquer ici non seulement l'égalité fondamentale des interlocuteurs mais aussi l'interchangeabilité de leurs positions deux notions qui sont le contraire de ce que propose Bakhtine. Encore plus caractéristique chez Jacques est le modèle de communication jakobsonien qui soustend sa théorie pragmatique. Ce modèle implique que parler signifie automatiquement communiquer. Une des leçons les plus importantes que nous apprend Bakhtine est, comme le souligne le critique et philosophe Adolpho Fernandez-Zoïlla, "tout dialogue apparent n'est pas pour autant dialogique" (751). La parole, comme l'affirme Jacques, a peut-être "une vocation préalable de rencontre avec l'autre dans l'interlocution" (27), mais ceci ne veut pas dire pour autant que la communication entre sujets parlants est garantie. Bakhtine affirme constamment, comme une donnée de tout échange verbal, son caractère inégal et conflictuel.

 

La pragmatique sémantique

Si Jacques conçoit sa recherche philosophique comme une ra-dicalisation de la pensée de Bakhtine, Oswald Ducrot, lui, affirme que sa "théorie de la polyphonie ...vise à construire un ...cadre qui constitue lui-même ...une extension (très libre) à la linguistique des recherches de Bakhtine sur la littérature" (173). Ce que le philosophe et le pragmaticien ont en commun, comme point de départ, c'est leur tendance à exploiter une petite partie de l'oeuvre de Bakhtine, essentiellement un seul ouvrage, La Poétique de Dostoïevski. Oswald, qui définit l'objectif de sa "pragmatique sémantique" comme "l'étude de l'action humaine accomplie au moyen du langage" (173), résume ce qui est pour lui l'essentiel du concept bakhtinien de la polyphonie:

Pour Bakhtine, il y a toute une catégorie de textes, et notamment de textes littéraires, pour lesquels il faut reconnaître que plusieurs voix parlent simultanément, sans que l'une d'entre elles soit prépondérante et juge les autres: il s'agit de ce qu'il appelle, par opposition à la littérature populaire, ou encore carnavalesque, et qu'il qualifie quelquefois de mascarade, entendant par là que l'auteur y prend une série de masques différents (171).

Cette conception de la polyphonie va permettre à Ducrot, dit-il, de mettre en cause un postulat celui de l'unicité du sujet parlant qui caractérise, selon lui, la plupart des recherches en pragmatique. Ducrot entend par l'unicité du sujet l'idée qui se donne comme allant de soi dans les recherches linguistiques "depuis deux siècles," que "chaque énoncé possède un et un seul auteur" (171). L'analyse de Ducrot prend pour objet d'étude empirique l'énonciation qui est définie comme "l'événement constitué par l'apparition d'un énoncé" (174). Le sens d'un énoncé (qui n'est pas à confondre avec le sens d'une phrase) est défini comme la description ou la représentation de son énonciation.

En examinant des énoncés de type ironique et négatifs, à l'aide de deux concepts précis (le locuteur et l'énonciateur), Ducrot arrive à la conclusion que l'idée d'un sujet parlant unifié n'est plus tenable en linguistique. Le locuteur est défini comme un être "qui, dans les sens même de l'énoncé, est présenté comme son responsable, c'est-à-dire comme quelqu'un à qui l'on doit imputer la responsabilité de cet énoncé. C'est à lui que réfèrent le pronom je et les autres marques de la première personne" (193, Ducrot souligne). Le locuteur d'un énoncé peut être distinct du producteur ou de l'auteur empirique de l'énoncé. Ducrot admet la difficulté de donner une définition claire de ce qu'il entend par énonciateur et préfère procéder en faisant des analogies avec le roman: "l'énonciateur est au locuteur ce que le personnage est à l'auteur" (205). Le romancier met en scène des personnages, et de façon similaire, un locuteur peut mettre en scène des énonciateurs, "dont il organise les points de vue et attitudes" (205). C'est ce qui se passe quand on parle ironiquement. Oswald illustre avec l'exemple suivant: si quelqu'un me dit un jour qu'il va pleuvoir demain et je vois cette personne le lendemain par une journée ensoleillée, je peux lui dire, "Tu vois, il pleut." Mon énoncé ironique (qui dit le contraire de ce qui est le cas) est la mise en scène de moi-même en tant que locuteur (je suis le responsable empirique de l'énoncé), mais l'énoncé est en même temps la mise en scène d'un énonciateur qui serait la personne qui m'avait dit qu'il allait pleuvoir. Je ne fais que répéter ce qu'il a dit avec l'effet de l'ironie (et probablement de moquerie).

Ce type d'analyse pragmatique a l'avantage d'être clair mais elle laisse quand même une image peu dynamique de l'échange verbal. Ce qui me semble plus grave, c'est qu'elle laisse de côté complètement le rôle que joue le contexte social dans la représentation de l'énoncé. Cette pragmatique dont l'objectif principal est de repérer "les marqueurs" de l'énonciation manifeste des affinités avec la philosophie et la méthode d'analyse de Francis Jacques plutôt qu'avec les proposition de Bakhtine sur le dialogisme. Elle aussi présuppose un modèle de communication idéalisé grâce auquel les sujets parlants réussissent à transmettre leur dire sans difficulté. Oswald a beau essayer de mettre en cause et remplacer la notion de l'unicité du sujet parlant en linguistique, l'image que laisse son analyse est celle d'une altérité limitée et d'un sujet parlant d'une certaine complexité mais tout de même un sujet essentiellement lisse et égal à lui-même, qui, un peu comme le montreur de marionnettes ou le ventriloque, maîtrise parfaitement son dire.

 

Pour une pragmatique de l'idéologie

Essayer d'aborder un texte comme Les Guérillères au moyen de la pragmatique de Jacques et de Ducrot nous amène assez rapidement à deux constatations: que cette approche pragmatique revêt peut-être une utilité en tant qu'outil diagnostique devant le texte en question mais qu'elle se révèle profondément enfermée dans toute une série de présupposés idéologiques (la notion de l'unicité du sujet, par exemple). Autrement dit, cette pragmatique "traditionnelle" véhicule précisément certains postulats contre lesquels une úuvre comme Les Guérillères fait combat. La brève analyse qui suit nous paraît compatible avec celle de Dominique Bourque qui propose la notion de "Counter-Text" dans son article, "Dialogic Subversion in Monique Wittig's Fiction". Tandis que Bourque arrive à la conclusion que "Monique Wittig's novels belong to the lineage of dialogic works that subvert the dominant discourse structuring social life" (177), nous proposons une perspective complémentaire, en mettant l'accent sur la manière dont Les Guérillières, texte hétérogénérique et dialogique, subvertit certains modèles de lecture théorico-pragmatiques. Les Guérillières représente un exploit extraordinaire non seulement en montrant la nécessité d'une pragmatique radicalement différente mais aussi en disant une Altérité radicalement autre, ceci, essentiellement par la voix des "Elles", le "personnage" collectif qui propose, avance et réussit la révolution.

Par le titre, Les Guérillères, le texte commence: le titre n'est ni guérilla, ni guerrières, mais guérillères, invention donc d'un mot qui n'est pas mais qui est également. On a dit que Les Guérillères est une narration, de la science fiction, poème épique féministe, une anti-épopée, une oeuvre utopique (Wenzel; Lindsay) ce texte n'est pas tout ceci mais il l'est également.

Les Guérillères est un texte qui se présente sous forme de fragments dont les sujets sont tout à fait hétérogènes mais dont chacun manifeste le plus souvent une certaine unité à l'intérieur de lui-même (chaque fragment est consacré le plus souvent mais pas toujours à un seul sujet). Les passages ou fragments qui dépassent rarement une trentaine de lignes chacun peuvent se lire, à mon avis, dans n'importe quel ordre: des vers de poésie; des descriptions; des récits courts; des listes de noms propres; des dessins; des ensembles de mots hermétiques; des listes d'objets; du discours philosophique; de la discussion linguistique et sémiotique; du discours sur le mythe et la légende; et encore. Ce texte n'est pas un roman, et il l'est également; il n'est pas un poème, il l'est également; il n'est pas un traité philosophique, il l'est également; il n'est pas un livre d'images, il l'est également. Le résultat se présente du moins en partie, comme un montage de citations, ou encore mieux, comme un montage ou une mosaïque de fragments réécrits. En effet, la dernière page du texte qui se présente sous la forme d'une note de Monique Wittig est celle-ci: "Les Guérillères sont le lieu de rencontre de quelques textes dans lesquels des 'prélèvements' ont été effectués, à la fois comme indications des références socio-historico-culturelles du livre et comme indices des distances que le livre tente d'opérer par rapport à elles" [cette mention est suivie de 41 références [Borges, Fictions; Lacan, Ecrits; Confucius, Le Shi-Jing, etc.]

Ce texte pousse donc le lecteur à fabriquer une multiplicité de pistes de recherche dont aucune ne saurait être, au bout du compte, la piste privilégiée ou dominante: s'agit-il d'un simple jeu ludique à travers lequel le lecteur devrait identifier le plus grand nombre de références secondes possibles? s'agit-il tout simplement d'un texte en grande partie plagié? le lecteur devrait-il essayer de reconstituer l'ordre logique des fragments dans lequel le dessein de l'auteure apparaîtrait clairement?

Les Guérillères représente l'invention d'un genre impossible, dirions-nous, et propose au lecteur une expérience de l'impossible, ou pour citer un texte de Jacques Derrida qui parle de l'invention, Les Guérillères propose "une expérience de l'autre comme invention de l'impossible, la seule invention possible" (27). Voyons de plus près un moment particulier de ce texte, celui qui évoque le problème du langage. Soit le fragment suivant:

On voit qu'elles ont entre les mains des petits livres dont elles disent que ce sont des féminaires. Il s'agit de nombreux exemplaires du même modèle ou bien il existe de plusieurs sortes. Quelqu'une a écrit sur l'un d'eux un exergue qu'elles se répètent à l'oreille et qui les fait rire à gorge déployée. Quand il est feuilleté, le féminaire présente de nombreux pages blanches sur lesquelles elles écrivent de temps à autre. Pour l'essentiel, il comprend des pages avec des mots imprimés en caractères majuscules dont le nombre est variable. Quelque fois il y en a un seulement ou bien la page peut encore être remplie. Le plus souvent ils sont isolés au milieu de la page, bien espacés noirs sur fond blanc ou bien blancs sur fond noir (17-18).

Cet extrait met en scène "elles", la protagoniste collective du texte, au moyen du pronom personnel au féminin pluriel pratique qui sera maintenue dans de nombreux fragments de ce montage. "Elles", qui se présentent comme une classe sociale de guérillères, ne sont jamais désignées par un nom propre collectif. "Elles" sont désignées tout de même par des séries de prénoms propres et individuels ces simples listes ponctuent le mouvement des fragments à raison de toutes les dix pages. Lorsque la première liste apparaît, elle est précédée de l'énoncé suivant: "CE QUI LES DESIGNE COMME L'OEIL DES CYCLOPES, LEUR UNIQUE PRENOM, OSEE BALKIS SARA NICEE..." (17). La protagoniste collective n'a pas donc de nom propre collectif, mais les membres de cette collectivité ont des prénoms qui sont des noms propres. L'invention onomastique de ce texte consiste à nommer et ne pas nommer; il nomme donc autrement.

Le fragment que je viens de citer (comme c'est le cas avec beaucoup d'autres) présente, à première vue, plusieurs exemples d'énoncés performatifs (soit l'énoncé suivant: "elles disent que ce sont des féminaires") et plusieurs exemples d'énoncés constatifs ou descriptifs ("il s'agit de nombreux exemplaires du même modèle"). Mais on voit que cette distinction qui est très chère aux pragmaticiens finit par ne plus être opératoire ici. En fait, ce qui se passe dans Les Guérillères peut être décrit très bien par une autre citation de Derrida (le contexte de sa remarque est une analyse d'un poème de Francis Ponge):

L'oscillation rapide entre performatif et constatif, langage et métalangage, fiction et non-fiction, auto- et hétéro-référence, etc., ne produit pas seulement une instabilité essentielle. Cette instabilité constitue l'événement même, disons l'oeuvre, dont l'invention perturbe normalement, si on peut dire, les normes, les statuts et les règles. Elle en appelle à une nouvelle théorie, comme à la constitution de nouveaux statuts et de nouvelles conventions capables de prendre acte de la possibilité de tels événements et de se mesurer à eux (25).

Les Guérillères appelle effectivement à une nouvelle théorie de la lecture, à une nouvelle pragmatique, car il s'agit d'une oeuvre utopique, instable, donc, par définition, puisqu'elle invente un avenir impossible, en se tournant vers un monde nouveau. Ce monde futur n'est pas celui où l'oppression des femmes aura disparu mais plutôt un monde où la différence et l'altérité existeront, non pas en tant qu'opposition à l'identité et au même, mais en tant que telles. Autrement dit, un monde caractérisé par une altérité à la Bakhtine, qui plairait peut-être à Alice, un monde où l'on dira: "Je dis que ce qui est, est. Je dis que ce qui n'est pas, est également."

 

Ouvrages cités

Armengaud, F., Popelard, M.-D., et Vernant, D., éds., Du Dialogue au texte; autour de Francis Jacques, Paris, Editions Kimé, 2003.         [ Links ]

Bourque, Dominique, "Dialogic Subversion in Monique Wittig's Fiction". In Namascar Shaktini, éd., On Monique Wittig. Theoretical, Political, and Literary Essays, Urbana et Chicago, Illinois University Press, 2005, 163-179.         [ Links ]

Brandist, Craig, Shephered, David, et Tihanov, Galin, éds., The Bakhtin Circle. In the Master's Absence, Manchester, Manchester University Press, 2004.         [ Links ]

Carroll, Lewis, Alice's Adventures in Wonderland and Through the Looking Glass, Harmonsworth, Middlesex, England, Puffin Books, 1976.         [ Links ]

Crowder, Diane Griffin, "The Semiotic Functions of Ideology in Literary Discourse", Bucknell Review 27:1 (1982), 157-168.         [ Links ]

Derrida, Jacques, Psyché. Inventions de l'autre, Paris, Galilée, 1987, Coll. "La Philosophie en effet".         [ Links ]

Ducrot, Oswald, Le dire et le dit, Paris, Minuit, 1984, Coll. "Propositions".         [ Links ]

---------- Dire et ne pas dire. Principes de sémantique linguistique, Paris, Hermann, 1972.         [ Links ]

Hirschkop, Ken, Mikhail Bakhtin. An Aesthetic for Democracy, Oxford, Oxford University Press, 1999.         [ Links ]

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