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Revista mexicana de ciencias políticas y sociales

versión impresa ISSN 0185-1918

Rev. mex. cienc. polít. soc vol.66 no.242 Ciudad de México may./ago. 2021  Epub 25-Oct-2021

https://doi.org/10.22201/fcpys.2448492xe.2021.242.79320 

Dossier

Faut-il encore penser global ?

Michel Wieviorka* 

*Escuela de Altos Estudios en Ciencias Sociales (EHESS) Fondation Maison des sciences sociales de l’Homme (FMSH), Francia. Correo electrónico: <wiev@msh-paris.fr>.


RÉSUMÉ

L’émergence d’un évènement aussi critique que la pandémie de Covid-19 a forcé les sciences sociales et humaines à remettre en question les concepts et les idées sur lesquelles s’établit la complexité de notre monde. Par exemple, si l’on réfléchit au « penser global », phrase d’Edgar Morin, n’appartiennent-ils pas à un moment précis, une phase dans l’histoire ? Ne faut-il pas se débarrasser de cet penser global et déglobaliser les sciences humaines, politiques et sociales, partiellement au moins ? La réponse de la Chine à la pandémie a renforcé sa présence en tant qu’hégémonie dans les relations contemporaines du pouvoir sur la scène internationale, ce qui a fourni des arguments pour la déglobalisation : la réduction en masse de certaines activités économiques directement liées à un monde ouvert, par exemple, ou la création de logiques de claustration, et a aussi mis en valeur les relations locales et concrètes qui ont lieu dans un entourage limité. Les connaissances scientifiques, qui circulent aussi à l’échelle globale, doivent faire face aux vicissitudes de la pandémie ; c’est le penser global qui structure les technologies modernes de communication qui permettent la réflexion immédiate et interactive, et c’est ainsi que le traitement de la Covid-19 s’est ajouté aux procès historiques de réflexion antérieurs ; les sciences humaines, politiques et sociales restent liées à la multidisciplinarité, mais en ce moment elles se trouvent face à la pandémie.

Mots-clés: penser global; Covid-19; déglobalisation; Chine; sciences humaines

RESUMEN

Como consecuencia de la irrupción de un evento tan crítico como la Covid-19, las ciencias sociales y humanas han comenzado a repensar los conceptos e ideas que establecían la complejidad del mundo en que habitamos. Por ejemplo, reflexionando sobre el “pensar global”, expresión acuñada por Edgar Morin, ¿no será que corresponde a un momento preciso o a una fase histórica? ¿No habría que deshacerse, al menos en parte, de ese pensar global y desglobalizar las ciencias humanas, políticas y sociales? Por su parte, la respuesta de China a la pandemia reforzó su presencia como una hegemonía establecida en las relaciones contemporáneas de poder internacional. Este suceso aportó argumentos a la desglobalización, como la reducción masiva de algunas actividades económicas ligadas directamente a un mundo abierto o la creación lógicas de enclaustramiento y valorizó las relaciones locales concretas dentro de un entorno limitado. El conocimiento científico, que circula también a escala mundial, debe hacer frente a las vicisitudes que la pandemia plantea; el pensar global estructura las tecnologías modernas de comunicación que permiten que las reflexiones sean inmediatas e interactivas y, por lo tanto, abordar la Covid-19 vino a sumarse a procesos históricos de pensamiento anteriores; las ciencias humanas, políticas y sociales siguen unidas a la multidisciplinariedad, pero ahora se encuentran confrontadas con la pandemia.

Palabras clave: pensar global; Covid-19; desglobalización; China; ciencias humanas

ABSTRACT

As a result of the outbreak of a such a critical event as the Covid-19 pandemic, social and human sciences have begun to rethink the concepts and ideas that established the complexity of the world in which we live. For instance, wouldn’t “global thinking,” a term coined by Edgar Morin, correspond to a certain historical phase or moment? Isn’t it necessary to at least partially discard that global thinking and deglobalize human, political and social sciences? China’s response to the pandemic reinforced its position of established hegemony in contemporary international power relations, which provided arguments in favor of deglobalization such as the massive reduction of some economic activities directly linked to an open world or the creation of cloistered logics and it valued concrete local relations within a limited environment. Scientific knowledge, also circulating on a global scale, must face the vicissitudes of the pandemic; global thinking structures the modern communication technologies that allow for immediate, interactive reflection, so addressing Covid-19 joined the existing historical thought processes; human, political and social sciences remain linked to multidisciplinarity, but they now must face the pandemic.

Keywords: global thinking; Covid-19; deglobalization; China; human sciences

Alors même qu’elle bat encore son plein, la pandémie de Covid 19 a suscité d’innombrables propositions sur le monde d’après. Sans jamais qu’il y ait recherche systématique, de travail de terrain, d’enquête approfondie, d’observation sur la durée, participante ou autre, les uns affirment qu’il sera identique à celui d’avant, d’autres promettent qu’il sera pire, d’autres encore annoncent une rupture anthropologue, une mutation profonde. En fait, ce ne sera qu’avec le recul du temps, dans un futur plus ou moins éloigné que l’on pourra prendre pleinement la mesure de ce phénomène majeur. Un peu de patience ! C’est d’ailleurs un des mérites d’Alexis de Tocqueville que d’avoir attendu un bon demi-siècle pour publier son célèbre ouvrage sur la Révolution française, en 1856 (De Tocqueville, 1985), et ce sur la base non pas de quelques impressions et d’informations journalistiques, à chaud ou presque, mais d’une plongée en profondeur dans les archives.

Une telle remarque ne doit pas nous interdire d’examiner ce qui change du fait de la pandémie, ou tout au moins, ce qui n’est pas exactement la même chose, dans son contexte.

C’est ainsi qu’après l’euphorie des années 90, mise en forme par les idéologues de la « mondialisation heureuse » et du néo-libéralisme (Minc, 1999), après aussi les critiques et les dénonciations de ceux qui en ont fait la cible de leurs préoccupations intellectuelles, scientifiques ou politiques, la globalisation semble aujourd’hui être un phénomène ralenti, ou en perte de vitesse, et que les modes de pensée eux-mêmes globaux ou globalisants semblent freinés dans leur progression, voire mis en cause. Après une phase « globale » qui aura duré au plus une quarantaine d’années, à partir de l’arrivée aux affaires de Margaret Thatcher au Royaume Uni en 1979, ou de celle de Ronald Reagan aux Etats-Unis en 1981, et du triomphe de Milton Friedman et des Chicago Boys, ne sommes nous pas entrés dans une nouvelle période historique, et dans des temps de « dé-globalisation » ? Une telle interrogation ne peut se limiter à considérer les évolutions de l’économie, elle concerne aussi la vie des idées, et ici, entre autres domaines les modes d’approche des sciences humaines et sociales.

I « Penser global »

En 1993, la Fondation Maison des sciences de l’homme de Paris fêtait son cinquantième anniversaire en organisant un colloque international sous la bannière du « penser global » (Wieviorka, Levi-Strauss et Lieppe, 2015). Elle témoignait ainsi de sa fidélité à l’égard de son principal fondateur, l’historien Fernand Braudel, qui avait proposé de façon pionnière, dans les années 60, de s’intéresser aux « économies-monde », et qui, assez vite, avait ouvert un dialogue fécond avec l’historien Immanuel Wallerstein qui, pour sa part, parlait de « système-monde »2. En 1993, le thème de la globalisation était depuis une quinzaine d’années au cœur des grandes transformations des sciences humaines, politiques et sociales, mais la France, qui vingt ou trente ans plus tôt était dans ce domaine un centre mondial de la vie scientifique et intellectuelle, restait à bien des égards à la traîne de l’évolution des concepts, des paradigmes et des modes d’approche relevant de la globalisation. Il s’agissait aussi, avec ce colloque, de réinstaller Paris au cœur du mouvement général des idées.

En fait, c’est avec la fin de la Guerre froide qu’à l’échelle planétaire, le thème de la globalisation s’est imposé, et d‘abord à propos de la vie économique. Le monde ne s’organisait plus à partir d’un conflit structurel, et le philosophe politique américain Francis Fukuyama, réagissant à la chute du Mur de Berlin en 1989, a pu parler de la fin de l’Histoire, et du triomphe généralisé de la démocratie et du marché (Fukuyama, 1992) : il n‘y avait plus selon la pensée dominante du moment d’alternatives crédibles à leur opposer. Nous reviendrons plus loin sur l’association de la démocratie et du marché que proposait Fukuyama, en les envisageant ensemble, dans un seul et même mouvement.

La notion de globalisation a donc d’abord été associée aux images d’une économie désormais planétaire, se jouant des frontières et des Etats, elle renvoyait à un ordre néo-libéral, aux forces débridées de l’argent.

Mais le mouvement des idées ne s’arrêtait pas à la seule économie, et de façon beaucoup plus large, les sciences politiques, humaines et sociales se sont alors renouvelées en proposant de mille et une façons de « penser global ». Il y avait là un progrès considérable si l’on considère l’enfermement antérieur de ces disciplines dans le seul cadre de l’Etat-nation et, éventuellement de son prolongement que constituent les relations dites « internationales ». C’est ainsi que le sociologue allemand Ulrich Beck a pu développer sa critique du « nationalisme méthodologique », c’est-à-dire des démarches qui consistent précisément à mener des recherches dans le seul cadre de l’Etat-nation, et qu’il a tenté de promouvoir ce qu’il appelait, en opposition, le « cosmopolitisme méthodologique » (Beck, 2006). Des historiens, plus tôt dans le monde anglo-saxon que dans les pays latins, se sont investis dans l’histoire globale, éventuellement pour l’associer au thème du déclin de l’Europe, comme dans les écrits de Dipesh Chakrabarty parlant de la « provincialiser » (Chakrabarty, 2007), ou dans ses variantes, comme l’histoire dite « connectée » que propose Sanjay Subrahmanyam, une histoire qui consiste à mettre en relation diverses histoires nationales (Subrahmanyam, 2014). L’anthropologie est devenue elle aussi, à certains égards, globale, avec notamment Arjun Appadurai proposant de nouveaux outils et concepts pour aborder les phénomènes culturels et, parmi eux, la construction d’imaginaires transnationaux (Appadurai, 2015). Et plus généralement, la recherche, quand elle s’engageait dans la voie du « penser global », s’est efforcée de rompre avec l’ethnocentrisme occidental, et avec le projet d’étendre au monde entier la réflexion sur un universalisme qui pendant longtemps n’avait pas été questionné aussi frontalement: « penser global », c’était aussi critiquer les conceptions dominantes de l’universel, non pas pour l’abandonner, mais pour le renouveler en tenant compte des critiques qui lui étaient faites, de plus en plus vives, de l’intérieur des sociétés occidentales, comme du dehors, en lien fréquent avec diverses analyses de la colonisation et de la décolonisation, ce qu’on a pu appeler parfois la pensée post ou dé-coloniale.

« Penser global », c’était donc non pas tant ou pas seulement étudier la globalisation de l’économie, ou de tout autre domaine de la vie collective, comme la religion - qui a été avec le judaïsme, le christianisme et l’islam, avant la lettre, et depuis longtemps un phénomène planétaire. C’était ouvrir et développer deux types d’approches et de recherches.

D’une part, il s’agissait de considérer des logiques d’action ou de réalité des problèmes à différents niveaux, du mondial, planétaire, au plus intime et au plus personnel, en passant par ceux du local, de la nation et de la grande région - l’Europe, l’Amérique du sud par exemple. La notion de « cosmopolitisation » à la Beck tient ici toute sa place, elle implique en effet d’admettre qu’une question limitée, locale, se comprend d’autant mieux que l’on prend en compte les différentes logiques qui, à toute sorte de niveaux contribuent à son existence, et elle inclut de surcroit l’idée que les individus et les groupes, et pas seulement les chercheurs, pensent et vivent de plus en plus de façon « cosmopolitique ».

D’autre part, il s’agissait de développer des analyses prenant en considération toutes les dimensions qui pouvaient être concernées par un objet précis, ce qui a pu permettre de tisser des liens avec les thématiques de la complexité chère notamment à Edgar Morin. Celui-ci, et nous étions fondamentalement en accord, s’est ainsi approprié l’expression même de « penser global » pour en fait développer ses idées sur la nécessité d’embrasser dans une même approche les connaissances sur l’humain comme individu, comme espèce, comme être vivant et comme élément de l’univers -ce qu’il appelle la complexité (Morin, 2015). Et « penser global » était de ce fait indissociable de l’idée selon laquelle la recherche doit être pluridisciplinaire, et donc mobiliser ou convoquer toute sorte de disciplines, de savoirs et de compétences.

Une conséquence ici a été de distinguer nettement les approches globales des démarches comparatives, qui procèdent à partir d’expériences nationales dont on compare, précisément, certains aspects : la comparaison classique, du point de vue méthodologique, demeure inscrite dans les catégories du nationalisme méthodologique.

Mais tout a changé depuis les années 2000 et même le début des années 2010, au point qu’il faut s’interroger : « penser global » ne correspond-il pas à un moment précis, ou à une phase historique donnée, ne faut-il pas admettre que ce moment ou cette phase sont derrière nous, et que la pensée se réinstalle de plus en plus au niveau principal des Etats-nations, et en tous cas lui redonne le leadership contesté après la chute du Mur de Berlin ? Ne faut-il pas se défaire au moins en partie du « penser global », « dé-mondialiser » les sciences humaines, politiques et sociales qui venaient à peine de se lancer dans leur propre mondialisation, pour être capable de concevoir le monde tel qu’il se transforme sous nos yeux ? Les arguments pour aller dans ce sens sont nombreux.

II La dé-mondialisation

Les analyses de la globalisation économique ont prospéré dans un monde devenu orphelin du conflit principal qui jusque-là permettait de lire les relations internationales. L’Empire soviétique décomposé, les Etats-Unis disposaient d’une situation hégémonique incontestée, et n’avaient plus d’adversaire à leur hauteur.

La crise des subprimes de 2008-2009 a commencé à ébranler les idées trop confiantes des tenants de la globalisation économique, d’autant qu’à partir de là, les échanges internationaux ont stagné, ou en tous cas cessé de s’intensifier à un rythme rapide. La pandémie a apporté l’occasion d’aller beaucoup loin dans la révision de l’hégémonie des idées favorables à la mondialisation. Elle a d’abord conduit à souligner encore plus nettement les formidables progrès d’une Chine que le président américain, Donald Trump, a bien perçu comme un sérieux concurrent pour l’hégémonie planétaire, un point sur lequel le nouveau président américain, Joe Biden a la même vision. Ce n’est plus moins de 10 % du PIB mondial que représente la Chine, comme il y a à peine quinze ans, mais le double, près de 20 %. Une telle progression a commencé à se faire dès les années 90, et avant même l’extension de l’épidémie de Covid 19, il était clair que l’influence chinoise se renforçait, économiquement et géopolitiquement, avec par exemple les nouvelles « routes de la soie », la démultiplication des prises d’intérêts économiques dans d’innombrables activités, dans de très nombreux pays, avec aussi, culturellement, l’essor des Instituts Confucius. Il y a là, notons-le au passage, un point important pour la recherche sur les phénomènes migratoires : les espaces où se concentrent de nombreux migrants chinois ne sont plus des ghettos, au sens où l’entendait Louis Wirth (1928), le point de départ des migrants qui ne sont pas encore intégrés dans une nouvelle société, et qui leur offre solidarité, sécurité et protection avant que vienne la réussite, qui passe par la sortie du ghetto. Différemment, les territoires habités par des Chinois à l’étranger deviennent des espaces par lesquels transitent l’influence et l’expansion économique de la Chine.

La façon dont la Chine a affronté la pandémie née sur son territoire, sa capacité à la maîtriser, sans y sacrifier la croissance et la production, bien au contraire, ont frappé tous les observateurs. La Chine est apparue aussi comme une puissance industrielle dont l’Occident était devenu dépendante à bien des égards, ce qu’a révélé sa capacité à produire les masques qui manquaient par ailleurs dans le monde entier, ou les composants de base des médicaments les plus usuels. Elle est maintenant tenue pour une puissance scientifique et médicale de premier plan. Et aussi bien les déclarations de ses dirigeants que les analyses des observateurs dans le monde entier ont abouti à l’image d’un pays qui pourrait dans un avenir proche constituer un défi majeur pour les Etats-Unis, voire les détrôner de leur position hégémonique. Il serait excessif de parler d’une nouvelle Guerre froide, mais il faut admettre qu’un nouveau conflit de ce type structure désormais la planète.

Bien avant la pandémie, des courants militants tentaient de promouvoir une dé-mondialisation économique proposant, à l’instar de Walden Bello, la figure pionnière de ce mouvement (Bello, 2002), une critique virulente du libre échange et de l’absence de réglementation pour tout ce qui touche à la finance. Ils demandaient la priorité pour la production locale, et les marchés locaux, contre celle donnée à l’exportation. Leur argumentation affirmait que la dé-mondialisation peut se révéler profitable pour les pays les plus pauvres, au Sud principalement, mais aussi pour ceux du Nord, dont les salariés n’auraient plus à souffrir du dumping et des prix bas des produits d’exportation. Les idées ici s’accommodaient d’un certain protectionnisme, et même d’une fermeture des Etats-nations sur eux-mêmes.

La pandémie est venue apporter d’autres arguments aux tenants de la dé-mondialisation. En effet, elle a de facto réduit massivement certaines activités économiques liées directement à un monde ouvert : tourisme, croisières, transports aériens par exemple. Elle a généré des logiques de cloisonnement, valorisé les relations concrètes locales ou dans un voisinage limité et des productions et des modes de consommation adaptés à ces logiques. Elle génère au sein des populations une quête de repères et de sens qui peut emprunter de nombreuses directions, parmi lesquelles celles qu’offre la pensée écologique. Celle-ci peut se traduire en efforts collectifs, mais aussi individuels, pour mieux respecter la nature, et ces orientations se prolongent chez certains par des conduites d’exemplarité, et des modes de vie s’inscrivant dans la logique de la dé-mondialisation.

La pandémie, par ailleurs, a pesé sur les phénomènes migratoires, qui font partie de la globalisation du monde, et qui se sont réduits, en même temps bien souvent que les remesas.

Elle a également fait apparaître la complexité et la fragilité de bien des chaînes de valeur mondiale dispersées dans plusieurs pays : il suffit qu’un chaînon soit défaillant, dans un pays, pour que toute une activité soit paralysée. Elle a relancé les débats et les pressions sur les responsables politiques pour des mesures en faveur de l’indépendance et de la souveraineté économique mais aussi technologique, flattant ici et là les pulsions nationalistes et les populismes. Elle a pesé aussi dans le sens d’un appel à l’intervention des Etats pour aider les entreprises défaillantes, ce qui va en sens opposé aux théories néo-libérales qui exigent un minimum d’intervention des Etats. Elle favorise au contraire un grand retour de la puissance publique, des fonctions régaliennes de l’Etat et des frontières.

Contrairement à ce qui s’est passé en 2008-2009, la pandémie n’a pas suscité de cataclysme financier et boursier, et avec des hauts et des bas, les marchés financiers ont résisté. Mais les résultats d’ensemble, tels qu’ils apparaissent quotidiennement dans les indices des grandes places, ne doivent pas masquer les différences. Certaines entreprises sombrent, ou connaissent d’immenses difficultés, d’autres au contraire sont florissantes, en particulier s’il s’agit des laboratoires pharmaceutiques et plus largement du secteur de la santé, et surtout des industries du numérique, à commencer par les Gafam Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft. Il y a ici un point important.

Jusque-là, ces entreprises jouissaient d’une grande autonomie leur permettant d’étendre leur emprise sur la planète toute entière sans avoir beaucoup à se préoccuper des Etats et des frontières. Elles savaient se jouer des fiscalités contraignantes, et échapper à toute censure, tout contrôle sur le contenu de ce qu’elles véhiculent éventuellement. Or les critiques les visant se sont considérablement renforcées dans le contexte de la pandémie, et il est de plus en plus question de réglementer davantage leurs activités, ce qui passe par des cadres nationaux, à commencer par celui des Etats-Unis, où leurs monopoles sont sur la sellette, ou par des accords internationaux, comme ceux que l’Union européenne cherche à promouvoir. La façon dont Twitter a mis fin au compte du président Donald Trump dans les dernies jours de sa présidence, après avoir accompagné son ascension et son mandat, illustre la toute puissance de ces entreprises, qui interviennent dans le jeu démocratique comme elles l’entendent. Mais le plus intéressant ici est que cette décision a ouvert un formidable débat qui pourrait bien se solder par un début de réglementation contraignante, voire par une mise en cause des monopoles dont jouissent ces acteurs du numérique.

La globalisation s’est étendue sur fond de dérèglementation, la dé-mondialisation progresse, symétriquement, sur fond de retour des règlementations. Cela n’implique pas nécessairement la régression des échanges économiques à des échelles supranationales, mais cela indique qu’ils pourraient être de plus en plus contrôlés, régulés, soumis à des Etats et à un droit et des conventions internationales.

Ainsi, la pandémie a dans l’ensemble favorisé des évolutions allant dans le sens d’une certaine dé-mondialisation. Celle-ci se renforçait déjà dans certains pays, notamment occidentaux : les Etats-Unis de Donald Trump, ou le Royaume-Uni du Brexit, mais aussi les poussées protectionnistes nationalistes et populistes dans bien d’autres pays en appellent au retour des frontières et au soutien par la puissance publique de l’économie nationale. La pandémie a certainement renforcé ces tendances.

Ce qui conduit à une question de la plus haute importance : la dé-mondialisation en cours est-elle compatible avec la démocratie, ne lui est-elle pas orthogonale ? Au moment où tombait le Mur de Berlin, on l’a dit, la pensée néo-libérale s’accompagnait de propositions générales très favorables à l’idée démocratique : le marché allait triompher, et en même temps, la démocratie n‘avait pas d’alternative crédible ou réaliste après l’effondrement de l’Union soviétique. Puis il a bien fallu déchanter : dans le monde entier, les inégalités se sont creusées, le chômage et la précarité ont cru, les systèmes politiques classiques se sont effondrés, les populismes et les nationalismes ont prospéré. L’accélération des critiques de la mondialisation du fait de la pandémie a mis au premier plan le modèle chinois, c’est-àdire l’idée d’un lien entre l’efficacité pour affronter la crise sanitaire et l’autoritarisme du régime. La dé-mondialisation a gagné en influence en même temps que les appels à la souveraineté des Etats-nations.

Les idées protectionnistes vont en effet de pair avec les projets de renforcement des Etats-nations. Mais tout ceci va-t-il dans le sens de la démocratie ? Une chose est de plaider pour plus de régulation des échanges internationaux, pour un certain contrôle des Gafam, pour des fermetures des frontières ; une autre est d’associer de telles visées à un nationalisme ou un national-populisme autoritaire. Il faudrait être plus précis : disons ici que dans l’ensemble, les souverainismes plaident plus dans le sens de ces tentations autoritaires que dans celui d’une démocratie vivante, redonnant vitalité à des systèmes politiques de représentation. La mondialisation n’a pas apporté plus de démocratie : il semble bien que la dé-mondialisation n’en annonce pas davantage. La mondialisation est, ou a été le triomphe de l’économie sur la politique, la dé-mondialisation pourrait devenir celui de l’autoritarisme.

III Les sciences humaines, politiques et sociales

Les sciences humaines, politiques et sociales ont connu après la Deuxième Guerre mondiale, et jusque dans les années 80, une expansion que caractérisaient une démultiplication du nombre des étudiants, des enseignants et des chercheurs dans le monde entier, et non pas seulement dans les pays où elles étaient déjà implantées ; une internationalisation de la vie scientifique et intellectuelle sous hégémonie anglo-saxonne, mais avec une réelle présence latine, française notamment ; une capacité et une volonté des chercheurs à participer à des débats de portée générale, politique, au-delà de leur spécialité ; une confiance dans l’avenir et dans le rôle de leurs disciplines.

Par la suite, les tendances de la démographie universitaire se sont confirmées, la langue anglaise s’est massivement imposée, mais aussi, les orientations favorables au « penser global » ont été contrebalancées par d’autres, jouant en sens inverse, pour aller vers toujours plus d’hyperspécialisation disciplinaire, et vers l’enfermement des chercheurs dans la bulle d’enjeux et de problèmes précis, très limités, où chacun maîtrise une question sans jamais s’aventurer dans des perspectives élargies. Le goût et la capacité de participer à des débats et des échanges dépassant les disciplines et les objets de chacun, pour monter en généralité ont régressé et en tous cas l’impact des sciences humaines, politiques et sociales dans le débat public a cessé d’occuper la place qui était la sienne jusque dans les années 70. Le cas français ici est extrême, mais il n’est pas exceptionnel ni unique (Wieviorka et Moret, 2017).

En plus des transformations déjà évoquées, en matière économique et géopolitique, celles récentes qui touchent à l’histoire méritent ici qu’on s’y arrête.

A l’intérieur de nombreuses sociétés, l’histoire a été interpelée par les mémoires, et avant tout les mémoires de victimes, individuelles et collectives : génocides, massacres de masse, violences sexuelles et autres ont été rappelées par les victimes, ou leurs descendants, mettant éventuellement en cause des institutions sommées désormais de répondre, et de se transformer. Ces évolutions pouvaient être globales, au sens où on les observe dans de nombreux pays, et où elles peuvent mettre en cause des institutions supranationales, telle l’Eglise catholique, secouée partout dans le monde par des affaires d’abus sexuels. Mais déjà là, le débat s’est surtout construit dans le cadre des Etats-nations, y compris s’il s’agit de l’Eglise catholique : si par exemple une Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise a été mise en place en France en 2018, c’est à partir d’une décision des évêques français.

En même temps, l’histoire, comme grand récit, ne pouvait pas toujours ou seulement être globale, dans la mesure où elle était sommée de répondre au cas par cas, nation par nation, Etat par Etat, de souffrances et de violences imposées par certains peuples à d’autres, et dont les effets se font encore sentir aujourd’hui. Le « penser global » n’est pas vraiment outillé quand il s’agit de la colonisation et de la décolonisation, même si elles peuvent être étudiées globalement, au point qu’on a pu parler d’expansion de l’Europe, ou de l’Occident, pour la colonisation, et que la traite négrière ou l’esclavage se sont souvent joués des frontières. Mais aussi bien la colonisation que la décolonisation ont été le fait avant tout d’Etat-nations, et d’acteurs agissant dans ce cadre. Or ces grands phénomènes sont d’une importance cruciale du point de vue des sciences humaines, politiques et sociales. Chaque pays est confronté à un passé qui lui est propre, chaque pays, aussi, a sa vie interne largement concernée par les conséquences de ce passé. Et chaque pays construit ses débats en en tenant largement compte.

La composition d’une société, lorsqu’elle est envisagée, même très partiellement, en termes d’origine nationale, ethnique, raciale, religieuse, diffère bien plus de celle d’autres sociétés, même très proches, que lorsqu’elle l’est en termes de classes sociales. Or les évolutions, depuis les années 70, vont dans le sens de la reconnaissance ou de la visibilité de minorités dont l’existence même, de plus en plus, impose des identity politics qui s’en prennent, le cas échéant, à l’universalisme au nom de leur mémoire et de l’histoire. Si l’on veut analyser le racisme et les discriminations, mais aussi les phénomènes migratoires, si l’on veut comprendre les principales mobilisations du moment, il faut de plus en plus introduire, ou au moins discuter de catégories liées à un passé colonial et à la décolonisation propre à la société considérée, ainsi qu’à la façon dont d’éventuels descendants de groupes liés à ce passé y trouvent leur place. Ceci est vrai, massivement, et à peu près partout, et par exemple pour toute les Amériques et l’Europe, y compris, s’il s’agit de cette partie du monde, pour la période où plusieurs pays ont été soumis à la domination soviétique. Cette évolution amène de nouvelles catégories, comme l’intersectionnalité, de nouveaux paradigmes, dé-coloniaux, postcoloniaux, qui peuvent être empruntés d’un pays à un autre. Mais la recherche, elle, ne se développe véritablement que dans le cadre des Etat-nationaux, qui est celui où l’histoire s’est faite (Solomos, 2020).

La pandémie n’a rien à voir avec la colonisation ou la décolonisation, mais elle joue un rôle dans la renationalisation, et donc dans la dé-globalisation de l’histoire. Elle introduit du tragique dans la vie collective, elle confronte les sociétés de manière renouvelée à la vie et à la mort, suscitant des réponses qui sont avant tout construites dans un cadre national. Les efforts internationaux, ici, ont été moindres que ceux des Etats, les Etats-Unis de Donald Trump ont pu sortir de l’Organisation Mondiale de la Santé sans que cela apparaisse comme une catastrophe dans la gestion de la crise sanitaire. Les chercheurs qui, dans le monde entier, en très grand nombre, ont voulu étudier l’impact de la Covid 19, le vécu des populations, le passage de la crise sanitaire à une crise générale, économique, politique, culturelle, les mobilisations sociales, culturelles ou politiques durant cette période, ou bien encore les politiques publiques, ont surtout travaillé dans le cadre de leur Etat-nation, ou en développant des comparaisons internationales, dont nous savons qu’elles sont étrangères à l’histoire globale ou connectée.

Chacun admet que la pandémie est planétaire, que le virus circule en se jouant des frontières. Que la connaissance scientifique circule elle aussi à l’échelle de la planète, et, que les technologies modernes de communication l’autorisent à être immédiate et interactive, et ceci peut valoir pour des travaux aux confins des sciences humaines, politiques et sociales, quand il s ‘agit par exemple d’épidémiologie. Le « penser global » ne sort pas totalement détruit du fait de la pandémie, qui elle-même vient s’ajouter à des processus antérieurs, on l’a vu à propos de l’histoire. Les sciences humaines, politiques et sociales demeurent attachées, là où elles l’étaient en tous cas, à la pluridisciplinarité. Mais le contexte n’est pas du tout favorable à la poursuite de leur globalisation, au contraire. L’urgence scientifique de la lutte contre le virus, d’un côté, et des mesures publiques, ou émanant de fondations privées pour répondre à ses pires dommages ne suscite pas des encouragements pour elles, en général, et encore moins s’il s’agit de « penser global », ce qui rappelle la grande crise de 1929 aux Etats-Unis, puis le New Deal : Charles Camic a bien montré que les sciences sociales étaient peu intervenues à l’époque, alors qu’elles étaient déjà très développées (Camic, 2007).

Par ailleurs, à des difficultés d’existence qui se sont accrues pour les enseignants-chercheurs, comme pour leurs étudiants, du fait de la crise sanitaire, s’ajoutent les contraintes et les nécessités du confinement. La suppression des invitations et des voyages internationaux, la quasi-impossibilité de communiquer autrement que par l’intermédiaire de plateformes appauvrissent nécessairement la vie intellectuelle, réduisent les rencontres, colloques, congrès et autre séminaires ou ateliers où l’ont découvre de nouveaux univers, où l‘on fait connaissance avec des personnes que l’on n’aurait pas connues autrement, reportent sine die les séjours à l’étranger, tout ceci ne pouvant que porter préjudice aux logiques du « penser global ». Sans parler de l’impossibilité qu’il y a à conduire certaines recherches impliquant du « terrain », de l’observation participante par exemple.

A court terme, la pandémie encourage une certaine dé-mondialisation économique, en même temps qu’elle éloigne les sciences humaines, politiques et sociales du « penser global ». Mais ne confondons pas le présent et la longue durée, accordons quelque chance à l’emancipatory catastrophism dont parle Ulrich Beck dans son dernier livre posthume (Beck, 2016), et donc à la possibilité que de la catastrophe sortent le progrès ou l’émancipation : les défis considérables que lance la pandémie à la pensée, en général, pourraient fort bien à moyen terme, ou dans la longue durée, générer des modes d’approche, des paradigmes, des concepts renouvelant complètement nos conceptions du monde, des rapports de l’homme et de la nature, de l’action publique, de la contestation, etc. Nous n’en observons dans les sciences humaines, politiques et sociales, ni guère l’apparition, ni la tendance, mais peutêtre sommes-nous trop impatients, trop pressés de proposer un diagnostic sur les temps actuels, alors que nous ne savons même pas quand, et même si nous sortirons de la pandémie, ou de ce type de menace ou de risque.

REFERENCES

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2Cf. le dossier consacré à Immanuel Wallerstein (Socio, 2021).

Received: January 25, 2021; Accepted: March 16, 2021

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