La violence a de tous temps mobilisé les sciences humaines et sociales. Par contre, celles-ci ont laissé à d’autres compétences et expertises le soin de penser la prévention et la sortie de la violence, qui est plutôt l’apanage de membres d’’ong, de diplomates, de juristes, de militaires. C’est pourquoi en 2016, j’ai rédigé un article visant à montrer l’utilité qu’il y a à constituer la prévention et la sortie de la violence en un nouveau domaine de recherche (Wieviorka, 2016). Dans cette perspective, une question, alors laissée de côté, mérite d’être abordée : celle du lien entre les deux champs, l’analyse de la violence, et celle des éventuelles modalités pour en sortir ou la prévenir.
Pour examiner ce lien, trois notions décisives doivent être précisées, celles de crise, de violence et de conflit. Il est utile également de rappeler les principales approches possibles de la violence, pour finalement examiner les réponses permettant de l’éviter ou de la réduire. Celles qui visent à conflictualiser ou re-conflictualiser des problèmes qui se présentent d’ordinaire sous l’angle de la crise et de la violence méritent tout particulièrement d’être envisagées.
Nous vivons dans un monde que les mots de crise et de violence semblent bien mieux éclairer que celui de conflit : crise économique, financière, sociale, politique, géopolitique, etc. ; violences sociales, politiques, policières, racistes, sexuelles, domestiques, etc., pour lesquelles il existe un riche vocabulaire : crime, délinquance, harcèlement, viol, féminicide, terrorisme, etc.. Pourtant, comment mieux minimiser la crise et réduire la violence, sinon en valorisant le conflit institutionnalisé ?
Encore faut-il tout d’abord donner à ces mots un sens clair -en sachant bien, comme l’écrivait le philosophe Wittgenstein, que le sens d’un mot est dans l’usage qui en est fait dans un contexte, qu’il est dans son utilisation.
Trois notions distinctes : crise, violence et conflit
La crise
Évoquer une crise, c’est qualifier ce qui affecte un système, ou un sous-système quand il se dérègle, qu’il ne fonctionne plus, ou mal. C’est aussi envisager comment, en réaction à ce dérèglement ou à ces dysfonctionnements, des conduites viennent les unes accélérer ou exacerber la crise, les autres s’efforcer de revenir à l’état antérieur du système ou du sous-système considéré, aussi mythiques que soient éventuellement les représentations qui en sont données. Parmi ces conduites, il en est qui recourent à la violence : celle-ci est alors réactive, réponse d’acteurs pour affronter la crise. Une immense tradition des sciences sociales et politiques développe des approches qui s’inscrivent dans cette perspective. Ce fut le cas, notamment, avec les analyses de John Dollard, James C. Davies ou Ted Robert Gurr reposant sur la notion de frustration, éventuellement relative, dans la droite ligne d’Alexis de Tocqueville notant, dans « L’Ancien régime et la Révolution » que « les parties de la France qui devaient être le principal foyer de cette révolution sont précisément celles où les progrès se font le mieux voir […] on dirait que les Français ont trouvé leur position d’autant plus inconfortable qu’elle devenait meilleure »1. L’importance de la notion de crise dans les sciences sociales et politiques est telle qu’Edgar Morin a pu proposer, dans les années 70, de systématiser la réflexion au sein d’une nouvelle discipline du savoir, la « crisologie » (Morin, 1976).
La violence
Le mot violence recouvre lui aussi d’innombrables emplois, et donc une grande pluralité de significations. Il s’agira ici plus particulièrement de la violence politique ou sociale, non pas « symbolique », comme l’a théorisé Pierre Bourdieu (1992). à la suite de Robert Castel, c’est-dire en fait une aliénation qui prend la forme de l’intériorisation par des personnes dominées des catégories du dominant. Pas davantage il ne s’agira ici de la violence de l’État, qui à suivre notamment Max Weber2 dispose du monopole de son emploi. La violence qui nous intéresse est celle, autre qu’étatique, mais de celle qui affecte l’intégrité physique ou morale d’une personne ou d’un groupe -et nous privilégierons ses modalités sociales ou politiques.
La violence, on l’a dit, peut être réactive, réponse à une crise. Elle peut aussi, ce qui est différent, et n’a alors plus rien à voir avec l’idée de crise, être instrumentale, constituer une ressource pour parvenir à des fins. Elle est alors un outil que des acteurs utilisent d’une façon qu’ils veulent rationnelle, stratégique, calculée. La Rational Choice Theory, puis surtout la théorie dite de la mobilisation des ressources, dont l’inspiration remonte à l’historien-sociologue Charles Tilly (1968, 1988) accordent un grand crédit à l’idée de violence instrumentale.
D’autres courants insistent sur les sources culturelles de la violence, et leur impact sur la formation de la personnalité, s’inspirant notamment de l’étude classique de Théodor Adorno sur la personnalité autoritaire (Adorno, Frenkel-Brunswik, Levinson et Sanford, 1960), ou du grand œuvre de Norbert Elias sur la civilisation. Enfin (Elias, 1973, 1975), j’ai moi-même proposé d’analyser la violence sous l’angle de la perte de sens, des carences du Sujet, de l’anti-mouvement social et des processus de dé-subjectivation qui la caractérisent (Wieviorka, 2017). Il arrive à la limite que la violence perde tout lien avec un sens, ou un contenu, qu’elle devienne une fin en soi -la violence pour la violence, la cruauté, le sadisme.
Le conflit
Le mot « conflit » mérite d’autant plus notre attention qu’il est souvent associé à l’idée de troubles, de désordres, de violences. Ceux qui pensent ainsi et donnent ce type de signification au mot de « conflit » rêvent généralement alors d’un monde sans conflits, apaisé, unifié, et donc d’un monde harmonieux ou tout serait ordre et sécurité. Le chercheur en sciences politiques ou sociales n’a pas à « aimer » le conflit, ou le « détester », mais il est clair aussi qu’il n’est jamais totalement neutre, extérieur à son objet, capable de « neutralité axiologique » lui assurant un positionnement exclusivement scientifique. Un exemple peut illustrer ce point. Immédiatement après mai 1968, en France, et alors que contrairement à une idée reçue, la contestation, si elle avait brûlé quelques voitures, n’avait fait aucun mort ni blessé grave, tout ce que le pays comptait de chercheurs en sciences politiques ou sociales a proposé son analyse. Grosso modo, deux camps se sont nettement opposés alors. D’une part, les sociologues qu’on peut qualifier de progressistes, de gauche, et qui avaient été favorables à l’action des étudiants et des ouvriers, parlaient de mouvement, et donc de conflit, sans jamais exalter la violence. C’est ainsi qu’Alain Touraine et Edgar Morin ont, à chaud, analysé avec empathie ce que le premier a appelé « le mouvement de mai » et l’autre, avec Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, « la brèche » -en l’occurrence une brèche culturelle (Touraine, 1972 ; Claude Lefort et Jean-Marc Coudray, 1968). Dans le même contexte, à droite, Raymond Aron (1968), Raymond Boudon (1969), ou Michel Crozier (1970) ont plutôt parlé de crise ou, dans le même esprit, de société bloquée (Crozier) ou de révolution « introuvable » (Aron) or la révolution est une forme, impressionnante, de crise- d’ailleurs orfèvre en la matière, Lénine expliquait que ce ne sont pas les acteurs qui sont révolutionnaires, mais la situation.
En fait, plutôt que d’exiger une « neutralité axiologique « qui n’existe pas, pas même chez ceux qui traitent de la notion comme Max Weber ou Norbert Elias, il est important pour un chercheur de définir son rapport à son objet, de le penser pour pouvoir prendre une certaine distance et en traiter avec rigueur.
La définition du conflit qui sera adoptée ici envisage en termes de relation le conflit qui nous intéresse, le conflit social ou politique (je laisse de côté celui entre deux personnes, au sein du couple par exemple). Le conflit est un rapport où s’opposent des acteurs qui se situent sur un même champ. Il met aux prises face-à-face, non pas des ennemis qui veulent la destruction de la partie opposée, mais des adversaires qui désirent contrôler un enjeu, renforcer leur emprise, mais qui n’envisagent pas de détruire leur adversaire. Un exemple historique peut illustrer cette définition : quand le mouvement ouvrier lutte contre les maîtres du travail, il est engagé dans une relation conflictuelle à l’intérieur de laquelle il s’efforce d’accroître son influence, ou d’imposer ses demandes par la pression, la grève, la négociation. Il ne parle pas de tuer les patrons, ou d’en finir par la violence meurtrière avec les capitalistes (Touraine, Wieviorka et Dubet, 1984). Et des deux côtés du conflit social, les adversaires en présence reconnaissent qu’ils agissent pour le contrôle de la même historicité, dont ils partagent les grands principes, qu’il s’agisse en l’occurrence de l’investissement, de la confiance dans la science et dans le progrès, du mode de connaissance, du modèle culturel. Ceux qui se disent en guerre veulent en fait liquider le conflit en l’abolissant, par des conduites de rupture de type éventuellement révolutionnaires, insurrectionnelles ou terroristes. Ils veulent non plus ou non pas une relation, un rapport, mais une dissociation entière. On trouvera chez Lewis Coser, inspiré par Georg Simmel, une approche fonctionnaliste du conflit qui se rapproche de celle proposée ici (Coser, 1956 ; Simmel, 1992). Durcissons le trait : le conflit, au sens adopté ici, autorise la négociation, le compromis, il fait partie de la vie démocratique. Ses acteurs attendent un traitement politique, institutionnel de ce qui les oppose. Le conflit est à la limite le contraire de la violence. On notera que la sociologie du conflit est fort éloignée de l’interactionnisme. Une chose est de penser le jeu des interactions qui en situation produisent de la violence, comme le propose par exemple Randall Collins avec sa théorie micro-sociologique, une autre est d’analyser le sens, le contenu qui se condense dans la violence (Collins, 2008 ; Wieviorka, 2015).
Chacune des approches explicatives de la violence qui viennent d’être sommairement rappelées mérite d’être prise au sérieux, chacune aussi présente ses limites, et appelle des critiques. Autrement dit, chacune peut contribuer à apporter un éclairage plus ou moins lumineux sur des réalités concrètes, qui en mêlant crise, violence et conflit, peuvent d’ailleurs elles-mêmes relever de plusieurs approches, il faut y voir autant d’outils d’analyse que l’on peut projeter sur les faits pour mieux les appréhender et, à partir de là, poser la question de la possibilité de conflictualiser ou re-conflictualiser les problèmes qui se donnent à voir sous l’angle de la crise ou de la violence.
L’espace de la violence
Reprenons donc les approches proposées pour l’analyse de la violence. Celle-ci trouve un espace qui s’élargit lorsque la crise et les frustrations s’aiguisent. Elle se déploie d’autant plus aisément qu’il n’existe pas les médiations, les acteurs collectifs qui pourraient contribuer à transformer les problèmes, les frustrations, le sentiment de frustration en demandes collectives pouvant faire l’objet de débats, de discussions, de négociations, de compromis. Et donc de conflit. Ce rôle peut être assuré par des associations, des ongs, des organisations religieuses, des partis politiques, des syndicats, ainsi que par des intellectuels.
Quand la violence semble liée à un type de personnalité, à l’éducation, à la famille, à une culture dominée par l’intolérance et l’autoritarisme, elle s’exerce d’autant plus facilement là encore qu’il n’existe pas le tissu d’organisations qui permettraient de traiter les problèmes par le débat, la négociation, et donc par la reconnaissance démocratique d’un conflit. Elle est favorisée par la culture politique qui a en quelque sorte préparé le terrain. La violence s’exerce parce qu’il n’y a apparemment pas d’alternative, parce que l’on fait confiance, finalement, à la force pour régler les problèmes qu’une démocratie règle autrement, parce que l’esprit démocratique n’a pas sa place, ou donne l’image de l’impuissance, de l’échec. C’est ainsi, par exemple, que l‘Allemagne, après la Première guerre mondiale, a laissé les forces de l’anti-démocratie, et la violence, façonnées par un siècle d’éducation autoritaire et antisémite, l’emporter sur la fragile démocratie de la République de Weimar -une thèse qu’Adorno dans la recherche évoquée a formulée et illustrée sur un mode psycho-social plus que sociologique.
La violence pour la violence, la cruauté, le sadisme sont une réalité qui s’observe, entre autres, dans des situations extrêmes où aucun contrôle, aucune régulation ne les entrave. Là encore, il s’agit d’actes qui n’ont rien à voir avec la moindre négociation, le moindre traitement démocratique de quelconques demandes. Les éviter ou les minimiser, en démocratie, passe par la répression et la surveillance, ce qui peut donner une importance considérable aux médias, et par la menace de lourdes sanctions pour leurs auteurs.
Mais la violence instrumentale appelle d’autres analyses. Il arrive qu’elle accompagne ou vienne prolonger une action collective, lui donner une certaine vigueur, une capacité d’obtenir des résultats quand la situation n’autorise en aucune façon d’autres méthodes, et interdit la mobilisation d’autres ressources. De ce point de vue, elle n’est pas le contraire du conflit, elle en est une modalité. Mais c’est mal connaître les réalités concrètes que s’en tenir à cette idée. Car la violence instrumentale ne peut pas être durable, stable, elle n’est jamais parfaitement contrôlée par ceux qui y ont recours. Elle leur échappe, elle devient par exemple terrorisme, elle perd le contact avec ses significations initiales. Elle est en effet toujours susceptible de déboucher sur des logiques de perte de sens. Ce point mérite d’être précisé.
Quand par exemple, ce qui devrait dans l’esprit d’un acteur politique être une violence limitée, contrôlée, génère une riposte de l’État, la vigueur de la répression pousse l’acteur à passer à un stade supérieur de violence pour se faire entendre. Une spirale peut se mettre en place, dans laquelle le protagoniste de la violence se coupe progressivement de la population à laquelle il se réfère, qui ne comprend pas. Il arrive un moment où le contenu qui donnait son sens à la violence disparait, il ne subsiste plus que le face à face de l’État répressif et de la contestation violente. Les mouvements terroristes naissent souvent sous la forme d’actions limitées, contrôlées, à prétention instrumentales, pour aboutir à des dérives délirantes quand ils ne sont pas interrompus du fait de la répression, ou, ce qui est rare, d’une décision d’auto-dissolution prise par les acteurs. Les mêmes terroristes italiens que j’ai interviewés assuraient, au tout début, que jamais ils n’utiliseraient d’arme à feu3. Et quelques années plus tard, ils pratiquaient la « jambisation » (le fait de tirer en visant délibérément les genoux) et le meurtre. Les populistes russes qui ont si impressionné Albert Camus (1951) 4 ont commencé par vouloir « aller au peuple », rejoindre les paysans, partager leur expérience et contribuer à leur éveil politique. Certains ont abouti à la violence extrême et au terrorisme.
En fait, la violence instrumentale ne peut véritablement être complémentaire du conflit que provisoirement, à certains moments. Dès que le conflit dure, elle cède la place à des logiques de rupture, de perte de sens, d’inversion. Les promesses initiales des contestataires parlant de justice, d’émancipation, d’égalité, de fraternité, se transforment en discours de haine et de guerre, et en barbarie. Dès qu’elle cesse d’être instrumentale, la violence finalement est bien là aussi le contraire du conflit.
De l’analyse de la violence à l’action pour en sortir
Distinguer crise, conflit et violence renvoie à une question décisive : pour éviter ou minimiser la violence, la prévenir, en sortir, jusqu’à quel point est-il possible de retrouver ou de trouver, voire d’inventer du conflit, au sens donné ici à ce mot, et d’agir contre tout ce qui relève de la crise et de l’incapacité à construire du débat, de la négociation, des compromis ?
Dans la réalité pratique, rien n’est simple, car la crise et le conflit se télescopent, se mêlent et se combattent constamment, et la violence instrumentale, même non durable peut dans certains cas, on vient de le voir, ou à certains moments, permettre à un acteur pris dans un conflit d’améliorer ses positions. Une même organisation recourant à la violence peut combiner de façon plus ou moins variable dans le temps toutes les dimensions qui viennent d’être distinguées, agir de façon réactive à une actualité imprévue, à une crise économique ou politique brutale, être capable de stratégie (violence instrumentale), compter en son sein de véritables sadiques, etc.
La violence n’est jamais une réalité stable, et son éventuelle instrumentalité cède vite la place à d’autres logiques, pour l’inscrire alors dans des dérives relevant de la perte de sens. Un exemple va nous permettre d’illustrer cette remarque. Au tournant des années 70, quand le mouvement basque encore jeune qu’est eta a recours face au franquisme à une violence relativement limitée et contrôlée, à prétentions instrumentales, celle-ci peut fort bien être comprise et acceptée, y compris par certains de ceux qui dans la société, récusent le recours à la violence. La population basque, en Espagne, et au-delà, fait preuve de compréhension quand eta à la fin des années 60 tue à Saint Sébastien un responsable de la police franquiste connu pour son sadisme et ses actes de torture. Ou quand un de ses commandos assassine l’amiral Carrero Blanco en 1974, alors qu’il était le seul haut responsable capable de prolonger l’existence de la dictature au moment de la disparition du Caudillo. Sa mort crée des conditions favorables à la suite, qui sera la transition vers la démocratie. Mais lorsque la même organisation de lutte armée exécute quelques années plus tard un de ses membres en raison d’un différend politique -Pertur Wieviorka, 1984b-, ou dépose une bombe dans un supermarché, l’action n’a plus rien à voir avec la démocratie. La violence, d’instrumentale au début, est devenue lourde d’une perte de sens.
Dans l’ensemble, plus le conflit institutionnalisé occupe un vaste espace, permettant à des acteurs sociaux ou politiques de s’opposer, même avec chacun une grande vigueur, et moins il y a moins de place pour la violence. L’histoire des grands mouvements sociaux le montre clairement. Ainsi, quand le mouvement ouvrier naissant, vers la fin du xixème siècle, ou symétriquement dans sa phase de déclin historique, comme c’est le cas aujourd’hui, est faible, peu puissant, très idéologisé, cela laisse beaucoup plus de place à la violence que quand une social-démocratie bien installée occupe le terrain, comme ce fut le cas dans de nombreux pays au xxème siècle. Le terrorisme d’extrême-gauche se réclamant du mouvement ouvrier a été fort à ses débuts, sous des formes anarchistes, et dans les années 70, avec les Brigades rouges en Italie par exemple. Les pratiques de sabotage, une certaine rage sociale dans les entreprises ont été plus virulentes là aussi au début et à la fin de la trajectoire du mouvement ouvrier dans plusieurs pays.
Si l‘on veut minimiser ou empêcher la violence, une première conclusion s’impose ici : il vaut mieux plutôt que de réprimer, d’interdire ou en tous cas d’empêcher de se développer les conflits sociaux, les encourager à se construire -démocratiquement bien sûr.
Quand un conflit a pris l’allure de la violence, par exemple avec une guérilla, une deuxième conclusion s’impose : on ne mettra fin à la violence qu’en reconnaissant ses liens au moins initiaux avec un conflit, et donc qu’en reconnaissant ce conflit lui-même. Cela veut dire qu’il faut que les ennemis se transforment en adversaires, qu’ils cessent de vouloir se détruire et qu’au contraire ils trouvent le chemin d’un modus vivendi dans lequel le conflit subsiste, les acteurs sont reconnus, mais sans la violence. Ce chemin, les acteurs ne sont pas capables de le trouver tout seuls. Ils se détestent, s’accusent mutuellement des pires horreurs, perçoivent l’ennemi comme un barbare, un menteur, et à la limite, font tout pour le déshumaniser, l’animaliser, le chosifier, comme le faisaient au moment d’entrer en guerre dans le Pacifique aussi bien les Américains évoquant les Japonais que les Japonais vis-à-vis des Américains -ce que montre avec brio le livre de John Dower, War without Mercy. Race and Power in the Pacific War (1986). D’où l’importance de la médiation et des médiateurs, qui créent les conditions de la mise en relation des acteurs, leur apprennent à se connaître, à se parler, à se considérer mutuellement comme des êtres humains. Des pays se sont faits les spécialistes de la médiation, la Norvège notamment, ainsi que plusieurs ongs. L’expérience récente de la Colombie, avec la négociation entre la guérilla des farc et le gouvernement sous l’égide de la Norvège d’abord, de Cuba ensuite, a présenté, entre autres, un point essentiel : les responsables de la guérilla allaient non pas disparaître comme acteurs, mais passer de la clandestinité et de l’illégalité à la vie institutionnelle. Les accords prévoyaient qu’ils disposeraient d’un accès privilégié, réservé même, à la politique légale et au Parlement. Le conflit n’était pas nié, ou caché, mais institutionnalisé, les acteurs étaient reconnus, il leur était garanti notamment un certain nombre de parlementaires, en échange de quoi ils acceptaient de déposer les armes (Le Bot, 2021). Dans certains cas, des efforts comme ceux-ci aboutissent, accompagnés alors d’une politique de justice transitionnelle, c’est ce qui s’observe, avec des hauts et des bas, en Colombie depuis les accords de paix de 2014. Dans d’autres, la crise et la violence l’emportent, pour diverses raisons, et ruinent les efforts de paix, ce fut le cas par exemple avec les accords d’Oslo entre Palestiniens et Israéliens, qui ont d’abord suscité, en 1993, d’immenses espoirs avant leur anéantissement, consacré par l’assassinat en 1995 par un ultra-nationaliste israélien du Premier ministre israélien Yitzhak Rabin qui les incarnait.
Inventer le processus qui permettra à l’acteur de la violence non pas d’accepter de cesser d’être acteur, non pas d’abandonner son combat, mais de devenir un acteur non violent, de se mobiliser démocratiquement, c’est conserver le sens que revêt le conflit tout en écartant le spectre de la violence. Souvent, on croit que pour mettre fin à la violence, il faut mettre fin au conflit qui lui a donné naissance, ou qu’elle met en forme, quitte à le pervertir. On parle même, dans le jargon des organisations internationales, de « résolution des conflits » avec l’idée que l‘enjeu est de mettre fin à des conflits ayant pris forme violente. En fait, il faut abandonner ce paradigme, et réfléchir avant tout aux possibilités de redonner vie au conflit pour le sortir de la violence, ou empêcher celle-ci de prospérer.
Ce qui est dit ici s’applique d’abord aux conflits sociaux et politiques, mais pourrait aussi s’appliquer à la guerre. On sait que pour Clausewitz, le grand penseur de la guerre, celle-ci est le prolongement de la politique par d’autres moyens : mettre fin à une guerre, c’est précisément retrouver le chemin de la politique, ou de la géopolitique. Ce qui n’est jamais facile, tant les grands contentieux historiques génèrent des ruptures, des incompréhensions et des haines sans nuances et sans retour, au presque, tant le nationalisme ou la religion, au cœur de bien des guerres, rendent difficiles le compromis, perçu alors comme une compromission ou une trahison.
Quand une expérience de violence est avant tout instrumentale, ce qui peut arriver on l’a vu, il est possible d’envisager une sortie rationnelle : si les protagonistes de la violence constatent que cette ressource est plus coûteuse que bénéfique à leur cause, ils l’abandonneront sans état d’âme, même s’il leur faut s’engager dans un processus long et délicat. Dans un entretien donné à la revue Violence : an international Journal, un dirigeant basque d’eta, qui fut à partir du début des années 2000 un acteur décisif du processus ayant conduit cette organisation à déposer les armes, puis à renoncer publiquement à la lutte armée, Josu Urrutikoetxea le dit nettement : il ne renie en aucune façon le sens de ses engagements passés, national et social, basque et de gauche. Son appréciation de la violence n’est pas éthique, ou morale, mais politique : elle n’est pas ou plus l’instrument efficace de son combat, au contraire, d’où à ses yeux la nécessité stratégique de l’abandonner (Urrutikoetxea, Wieviorka et Lacoste, 2022).
Quand une expérience de violence est dominée par la crise, il est vain d’attendre beaucoup d’un improbable processus de négociations entre acteurs pour en sortir. Aussi longtemps que la crise ne se résout pas, l’espace de la violence demeure ouvert. S’il est possible d’aider à la conflictualisation du dossier, de faire en sorte que des acteurs apparaissent, ou, s’ils existent, se renforcent et se reconnaissent dans un conflit, des améliorations peuvent être espérées. Mais le plus tentant, notamment pour les pouvoirs impliqués dans la lutte contre un acteur violent, est dans le recours accru ou accentué à la répression et à la coercition. Ce qui ne permet pas de faire apparaître un conflit institutionnalisable, et ne règle donc pas les problèmes.
Tout ce qui renvoie à la culture et à la formation de la personnalité dans une expérience de violence installe les problèmes dans la longue durée : les acteurs se sont forgés culturellement et psychologiquement de nombreuses années avant le moment de l’action, dans l’éducation, la famille, la socialisation primaire. Il n’est jamais inutile de réfléchir à ce que peut être une éducation démocratique, ou une socialisation favorisant des personnalités démocratiques. Mais la distance est si considérable entre le moment de la pratique de la violence, et les conditions lointaines qui en ont rendu l’émergence ou l’essor possibles qu’il faut admettre qu’une explication culturaliste et psychologique, aussi pertinente qu’elle soit, ne débouche pas sur des méthodes efficaces à court terme.
Les analyses qui insistent sur les processus de perte de sens que revêt la violence insistent sur la subjectivité des acteurs. Ceux-ci sont plus ou moins engagés sur les chemins de la dé-subjectivation et de la recharge d’un sens idéologique ou religieux, et plus celles-ci sont avancées, moins il est possible d’espérer qu’ils acceptent de se retrouver dans une logique de conflictualisation institutionnalisée. Quand le processus n’est pas très avancé, des efforts peuvent connaître des résultats ; il en est ainsi dans certaines expériences dites de « déradicalisation », quand la puissance publique, au Danemark par exemple, mobilise par exemple des leaders religieux musulmans légalistes, respectueux des valeurs démocratiques, pour resocialiser des islamistes radicalisés. Mais il arrive un moment où le point de retour est dépassé, et où la seule réponse possible à la violence extrême est, là encore répressive. Les acteurs qui sont allés très loin dans la violence extrême ne peuvent pas revenir en arrière, le seul aboutissement possible est la mort, l’échec. Il en va de même lorsqu’est en cause une violence sadique, cruelle, la violence pour la violence. Là aussi, la conflictualisation institutionnelle n’est pas envisageable, seule la mort ou l‘échec peuvent mettre fin à l’expérience considérée.
Ainsi, il n’y a pas de one best way, de solution unique aux enjeux liés à la prévention et à la sortie de la violence. Tout ce qui conduit au conflit, et à son institutionnalisation, est une voie à privilégier en démocratie, mais qu’il n’est pas toujours possible d’emprunter, ni même d’envisager.
Encore faut-il éviter de verser dans une certaine naïveté. Sortir de la crise et de la violence par le conflit institutionnalisé, c’est inaugurer une phase nouvelle, et non pas retourner à l’état ex ante. La violence laisse des traces, des souvenirs, des traumatismes ; elle a modifié non seulement les rapports antérieurs entre humains, mais aussi le cadre physique où ces rapports se jouaient. Si un village a été rayée de la carte, une sortie de ses habitants tués, les autres obligés à fuir, mettre fin à la violence, réouvrir l’espace de la vie démocratique et de l’État de droit, et la perspective d’inventer éventuellement, ou de retrouver des conflits non violents ne peut se faire sur place, dans ce village. Peut-être même ceux qui tenteront d’y retourner, de rebâtir le village auront-ils plus de difficultés à entrer dans la nouvelle ère, à ne pas ressasser le passé, que ceux qui feront d’autres choix, par exemple aller vivre dans une grande ville, reconstruire une nouvelle existence. Penser en termes de conflit, et non de crise, c’est précisément admettre que l’enjeu ne peut pas être de retrouver un passé inchangé.
Ce qui aboutit à une ultime conséquence : sortir de la violence sociale ou politique, lorsqu’elle a duré un certain temps, et été d’une certaine intensité, en valorisant le conflit, peut avoir trait non pas au conflit tel qu’il existait avant la violence, mais à un conflit nouveau ou renouvelé, dans ses significations, ses enjeux, ses acteurs et leurs relations. Tout le monde n’a pas vocation à être partie prenante de conflits, et ceux qui l’ont été hier ne le seront pas nécessairement demain. L’important, finalement, est dans le principe qui consiste à faire en sorte que lorsque des problèmes surgissent, il soit tenu pour préférable de les traiter par la négociation, le compromis, le dialogue, sans les nier, ni disqualifier telle ou telle partie prenante, et donc par le conflit, plutôt qu’en laissant la crise prospérer, s’exacerber, et déboucher sur de la violence.